Les mémoires d'un chien.(5)

Date 13-02-2013 12:50:00 | Catégorie : Textes Illustrés


Bribes du quotidien (suite)






Je le suivis dans les couloirs déserts.
S… semblait savourer beaucoup le périple, que je tins plus pour une sorte d'accès à son passé que pour une visite à proprement dit des lieux. En fait, il me sembla que le cadre n'était qu'un prétexte, un catalyseur de ce rite, de ce pèlerinage qu'est le retour à un vécu révolu afin d'y chercher quelque chose, mais quoi au juste? Un plaisir, un regret, un réconfort ou une explication du vécu présent?
Pourtant, vraisemblablement, S… n'avait rien d'un nostalgique. Mais bah! Ne nous fions pas aux apparences!
J'en ai connu, parmi les humains, de nostalgiques.
Nous-mêmes, chiens, avons des moments de nostalgie poignante! C'est dire que notre mémoire emmagasine également des souvenirs que nous aimons évoquer parfois d'un plaisir empreint de mélancolie!
Ce jour-là, jour mémorable qui bouleversa le cours de ma vie plutôt paisible, voire même fastidieuse, je ne sus si S… allait au gré du hasard ou s'il suivait un itinéraire bien précis. Toujours est-il que dans la pénombre d'un corridor, il n'eut aucune peine à reconnaître la silhouette féminine venant à notre rencontre:
- Alors, M…? Dis-moi s'il se passe des choses intéressantes par ici!
- S…? Tiens! Quelle surprise! S'écria la jeune fille.
Et ils se firent la bise, manifestement aussi content l'un que l'autre de ces retrouvailles.
Ils papotèrent un petit moment, sans faire attention à moi. Pour ma part, je feignais de me désintéresser de leur débat espiègle et de prendre une attitude effacée, seulement je ne pus m'empêcher de jeter des regards furtifs mais examinateurs du côté de la lycéenne, et bien que le couloir fût un peu sombre, je peux, même aujourd'hui dresser d'elle un portrait fidèle.
Son corps de sirène, moulé dans un simulacre de tablier scolaire et d'un jean aux couleurs délavées, se détachait nettement dans le contre jour d'une immense fenêtre là-bas au fond du couloir. Ses traits, comme son nom d'ailleurs, témoignaient de ses origines maghrébines. Sans être vraiment belle, elle attirait le regard et plaisait par le charme de son sourire qui entrouvrait des lèvres d'une sensualité étonnante, creusait deux petites fossettes mignonnes aux joues, et dévoilait une dentition parfaite. Ses cheveux légèrement crépus, répercussion du noir de ses yeux et de ses larges sourcils, étaient détachés et descendaient en cascade jusqu'aux fesses. Le nez était un peu fort et quelques acnés gâtaient son teint.
C'était seulement au moment de se dire au revoir que S… daigna me présenter.
M… me tendit une main chaleureuse, et j'accueillis son sourire comme une preuve irréfutable d'amitié.
Le reste de l'après midi, nous le consacrâmes à flâner. A cette période, je connaissais à peine la ville dans laquelle j'avais débarqué peu de temps auparavant, et je me souviens de cette fin de journée automnale comme d'une épopée où le trophée était la conquête des rues et places jusque là inconnues! S… en était alors le commandant, rappelons-le, car je n'étais encore qu'un subalterne.
La vieille ville, où nichaient de beaux monuments, témoin d'un passé glorieux, me plut particulièrement.
N'allez pas croire qu'un chien se soucie trop de l'histoire! Mais quand bien même mon côté humain aurait apprécié ces vestiges, c'était l'intimité des rues étroites qui m'attirèrent davantage.
Avant d'aller dîner dans un grill, l'un des meilleurs de la ville, selon les dires de S…, nous entrâmes dans un petit troquet.
Nous nous attablâmes et il commanda. Une bière pour moi, une boisson anisée pour lui. Mon camarade buvait ses apéros d'un trait, sans sourciller, mais cela ne le rendait pas volubile, comme la plupart des hommes quand ils ont bu. Toutefois, il me parla, avec humour il faut le souligner, de son enfance, un peu dure à cause d'un père sévère trop imprégné par des pratiques de caserne, mais tempérée par une coexistence maternelle thérapeutique . Il m'ébaucha ses rêves et aspirations. Moi, j'écoutais, je buvais avidement ses paroles! Je sentais notre camaraderie s'ancrer, et pousser en nous les bourgeons de l'amitié.
- Allons manger, dit-il soudain et sans transition.
Cet ordre, jeté ainsi, me tira d'un songe douillet dont je n'aurais jamais souhaité la fin.
Le grill était en effet un endroit agréable, avec un personnel chaleureux, des clients sympathiques, et où l'on mangeait une nourriture savoureuse. Je commandai un steak saignant. À travers les âges, les humains ont pris de très mauvaises habitudes, culinaires entre autres: trop saler, trop poivrer et épicer, et surtout trop cuire! Le saignant, il n'y a que cela de bon! D'aucuns diront que ce n'est pas bien sain, car une cuisson insuffisante risque de propager certaines pathologies. Je dirais au diable la santé, pourvu que notre assiette soit succulente. De plus qu'espère-t-on finalement? Vivre éternellement! Ah! Cette manie des hommes! C'est tout au plus quelques années supplémentaires! Et qu'est-ce que la longévité sinon un sursis dérisoire accordé aux hommes au détriment des plaisirs de la vie?
J'ai oublié ce que mon compagnon avait mangé, mais je me rappelle que nous bûmes du vin. Et là, il faut vous informer que je ne suis pas un gros buveur. J'ai donc, de par la logique des choses, été loquace. Le vin, breuvage magique, allume en nous mille désirs, mille folies. Le vin est l'une des inventions prodigieuses de l'homme, bien plus extraordinaire que l'électricité ou le radium! S… m'écouta d'un air amusé, et j'étais content de l'amuser!
A la fin du repas il me dit
- Elle te plaît M….?
M… c'était la fille que nous avions rencontrée l'après-midi au lycée.
J'ai dû rigoler d'un air innocent, car il ajouta:
- Allez! Je te la donne, mon ami!
MON AMI! Il m'a appelé son ami!
Ce mot résonna longtemps dans mon esprit de chien.
Dehors, alors que je l'accompagnais à la station du métro, je jubilais. J'étais ivre, dans les deux sens du mot. Je me suis mis à jeter de petits aboiements et S… me tapota les épaules en disant que j'étais un gentil petit chien. Les passants nous regardèrent avec des sourires égayés.
J'étais déjà dans ma mansarde, que ma folie durait toujours. Bien qu'il y ait des limites à tout, mon bonheur n'en avait point!
Je répétais " j'ai un ami, j'ai un ami", à l'instar de Jean-Christophe de Rolland, dans ce texte qui m'émut alors que j'étais encore au collège.
J'ai un ami; un ami!
Heureux!
J'étais heureux!
Heureux comme ne l'a été aucun toutou!

(à suivre)…




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