Gueule de bois sous le bifide

Date 02-03-2012 04:00:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Ce matin, j’ai mal au crâne. Alors s’il vous plaît soyez indulgents si mes mots se bousculent un peu au portillon. Au vrai, « mal au crâne», c’est une façon pudique, ou plutôt très hypocrite, de dire que je suis terrassé par une gueule de bois colossale. « Une » gueule de bois, que dis-je ! C’est LA gueule de bois, la Mère de toutes, la Gueula Lignea romaine d’après orgie, la Grande Murge de folie, la Tzarine des bitures. Trois litres de bière, et un nombre de verres d’eau de feu de  la verte Erin dont j’ai perdu le compte très vite. Décollage vers dix heures du soir pour un vol dont j’évalue la durée à cinq heures. Ou six ? Sais plus. Je me targue d’appartenir à une certaine aristocratie de la cuite. Je sirote, moi. Je n’entonne pas, je n’engloutis pas. Je m’humecte lentement, mais avec constance et régularité. Ma spécialité c’est le fond, pas le sprint. Il y a deux espèces de buveurs, deux seulement : ceux qui savent boire et ceux qui ne savent pas mais le font quand même. Savoir boire, c’est savoir voyager : on prend son temps, on s’installe dans les situations et les paysages. Ne pas savoir boire et le faire quand même, c’est picoler : la grosse dose tout de suite, et tout de suite l’oubli de tout, et de soi surtout.

 

Je n’ai pas une culture de la cuite si approfondie qu’il y paraît. En fait, ce mal de cheveux qui ne va certainement pas me lâcher de la journée, c’est à Gabin et à Belmondo que je le dois. Hier soir, il m’a pris la fantaisie de revoir – pour la énième fois – « Un singe en hiver ».  Tout le monde connaît ce film, je crois, je ne ferai donc pas illusion plus longtemps : la science de la pochardise que je viens d’étaler, elle en vient tout droit. Pendant que je regardais Bébel toréer à un carrefour et Gabin remonter le Yang Tsé Kiang, je me suis dit : « Et pourquoi pas moi ? » Alors j’ai fait sauter l’opercule de la première canette et je suis parti…

 

J’ai commencé le périple Place des Palmistes, sous le palmier bifide, très fort comme début, car quand j’étais à Cayenne cet arbre avait disparu depuis des décennies…. Il y avait des filles ambrées de Saint-Domingue et de Belém qui promenaient fièrement leurs minuscules minijupes et leur progéniture bigarrée autour de la statue de Félix Eboué. C’était le matin, l’air était déjà chaud et moite, tout vibrant du chant des kikiwis. J’ai survolé la cité Eau Lisette et ses cases en tôle ondulée et en mauvais agglo. Ensuite je me suis retrouvé à Sinnamary. J’y ai mangé des huîtres péï, au goût prononcé de vase et qui ne sont bonnes que cuites à la bière brésilienne. J’ai trébuché sur un anaconda de trois mètres qui visitait nonchalamment le futur pas de tir de Soyuz. J’ai frôlé la canopée, j’ai effarouché des atèles et des moutons-paresseux (et non je n’ai pas bouffé de mygale tout le monde sait que seuls leurs œufs sont comestibles)…. J’ai escaladé les monts Tumuc Humac, et de là j’ai sauté à pieds joints dans le lac Toponowini en soulevant un nuage bleu électrique fait de millions de morphos… J’ai fait la sieste sous un ciel de case vert et jaune constellé d’étoiles rouges. A Roura, j’ai dévalé les escarpements verts qui plongent en pente abrupte dans les eaux troubles de l’Oyack… A Régina, j’ai traîné le long des rues mornes où seuls les chiens errants copulant ardemment au soleil mettent un peu de vie… A Saint-Georges,  j’ai vu le ballet des pirogues sur l’Oyapock, et j’ai aperçu un jaguar qui maraudait sur l’îlet Guinguincouin… Et juste avant la fin du voyage, j’ai vu, vu de près à pouvoir les toucher, des visages connus ou amis : Francisco le Brésilien, Marlène la Franco-Surinamienne, Kenneth et Amiemba les petits Saramacas, Fan la Chinoise….

 

Se payer un mal de crâne en échange de ça, ce n’est pas cher payé, après tout. Et qui sait ? La prochaine fois, je remonterai peut-être le Maroni jusqu’à Twenke ?



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