In memoriam

Date 12-04-2013 13:50:00 | Catégorie : Nouvelles


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In memoriam

17 h 55 est affiché sur l’horloge géante du hall de l’hôpital quand la petite voix de Lucie s’écrie : « Attendez. Retenez l’ascenseur s’il-vous-plaît. ». Un jeune homme pose ses phalanges sur le capteur et la porte s’ouvre à nouveau, permettant ainsi à la jeune fille en béquilles de pénétrer dans la cage d’acier. D’un petit sourire, elle remercie le galant qui lui demande :
« Quel étage ?
- Le deuxième. Merci. »
Dans l’ascenseur se trouve aussi une petite dame rondouillette de plus de quatre-vingt ans qui salue les deux benjamins d’un petit rictus.
Une voix métallique annonce mécaniquement « Premier étage » puis « Deuxième étage ». La jeune femme se prépare devant le double battant qui ne lui offre qu’une immobilité inquiétante. Elle sollicite d’appuyer sur le bouton d’ouverture des portes. Le jeune homme s’exécute, répète l’opération puis laisse appuyé son index plusieurs secondes mais sans résultat apparent. Leurs trois cœurs se serrent, ce qui fait tressaillir le pacemaker de la mamie. Ils se regardent, un peu perdus, les yeux écarquillés. Lucie prend finalement la parole :
« Bon. Il faut se rendre à l’évidence. On est coincés. Il y a un bouton d’appel je crois. »
Le préposé aux boutons presse nerveusement celui qui affiche le symbole très expressif d’un combiné téléphonique. Un bruit de sonnerie intermittente commence à résonner dans l’espace réduit. Enfin un « oui » interrogatif leur redonne un peu d’espoir.
« Nous sommes bloqués entre le premier et le deuxième étage.
- Vous avez essayé avec le bouton d’actionnement manuel des portes ? »
Lucie s’indigne et pensant : « Non ! Nous sommes de gros imbéciles, Madame. »
« Bien sûr. Mais il ne se passe rien.
- Nous allons vous envoyer un technicien. Ne bougez pas ! »
Très drôle cette dame ! Elle pense qu’on va aller boire un verre à la cafeteria ? Les prisonniers malgré eux se regardent en chien de faïence. La vieille dame prend l’initiative des présentations :
« Moi, c’est Agnès. Et vous mes petits ? »
Mes petits ! Cette appellation ne plaît pas trop à Lucie qui fronce les sourcils en toisant son interlocutrice. Elle finit par répondre d’un air poli :
« Moi, c’est Lucie.
- Et moi, Alfred. »
Lucie ne peut réprimer un petit sourire moqueur. Le pauvre ! On lui avait sûrement donné ce prénom en souvenir d’un grand-père, parrain ou encore d’un chien fidèle parti trop tôt. Elle change de sujet pour lui éviter de se mettre à rire.
« Bon, j’espère que ce ne sera pas trop long. Moi qui avais rendez-vous à 18 h 10 pour une radio !
- Qu’est-ce qui vous est arrivé ? s’enquiert la petite mémé.
- Une histoire bête, comme tous les accidents. Je voulais préparer une sole pour le souper. Mais le temps de déposer le poisson dans une assiette pour l’assaisonner, mon chat s’est précipité pour le voler et a pris la direction de la table basse du salon. Je l’ai coursé pour tenter de récupérer au moins au morceau. Il a lâché sa proie, j’ai glissé dessus et je me suis tordue la cheville. Idiot, non ? Sale chat ! Et dire que je l’ai sauvé d’une mort certaine. Il allait crever de faim dans la rue.
- Il a gardé son instinct de survie. Vous auriez dû sortir votre poisson à la dernière minute. »
Ben voilà ! C’est de la faute de Lucie maintenant si elle se retrouve avec une cheville HS. Les chats, comme les enfants, bénéficient toujours de l’impunité.
Alfred semble nerveux. De la sueur apparaît sur son front, il triture ses mains et effectue des allers retours dans l’espace clos, donnant l’impression aux deux femmes d’assister à un tournoi de tennis.
« Calmez-vous s’il-vous-plaît ! lui ordonne Agnès, visiblement excédée par cette attitude.
- Désolé. Je venais voir ma sœur déjà à contrecœur mais alors là ! C’est le comble …
- Pourquoi à contrecœur ? l’interroge Lucie
- On est en froid depuis des années mais elle a besoin d’un rein et de dois passer les examens pour savoir si je suis compatible.
- C’est un beau geste. Même si vous êtes en froid, elle reste votre sœur. Les liens du sang, quoi …
- Mais je suis terrifié par les piqûres, les médecins, etc.
- Gardez juste la finalité à l’esprit : sauver votre sœur. Moi, si j’en avais une, je n’hésiterais pas.
- Vous voulez prendre ma place ?
- Euh … j’ai déjà une cheville amochée alors je souhaiterais garder mon rein.
- Non, je blaguais bien sûr. »
Lucie se tourne vers l’aînée des infortunés de l’ascenseur :
- Et vous, Agnès. Pourquoi vous êtes ici ?
- Je viens rendre visite à une vieille amie qui s’est cassé le col du fémur. Je lui ai ramené cette boîte de pralines. Elle était en liquidation au supermarché. Certes, la date de péremption a expiré depuis quelques jours mais des chocolats …
- Vous ne la portez pas dans votre cœur, votre amie ! s’exclame Lucie d’un air espiègle.
- Pourquoi vous me dites ça ? On se connaît depuis plus de trente ans.
- Ah, je pensais. »
Qu’est-ce qu’elle doit offrir à quelqu’un qu’elle n’apprécie pas ? Des roses séchées avec les épines, des pralines périmées depuis deux ans … Elle raconte qu’elle a tout de même pris le soin de décoller l’étiquette à la date accusatrice au moyen de la vapeur émanant de sa vieille bouilloire en aluminium. Cette opération n’aura sûrement pas laissé les chocolats intacts. Lucie imagine la tête de sa copine à l’ouverture du cadeau.
Lucie, atteinte de crampes dans les bras et la jambe engourdie, décide de s’asseoir sur le sol glacé, adossée à la porte toujours désespérément close. Le temps passe sans avoir de nouvelles du monde extérieur. Des minutes, puis une heure. L’estomac de Lucie commence à émettre des gargouillis retentissants. Agnès propose ses pralines à ses compagnons. Mais ils refusent poliment. Lucie préfèrerait mourir de faim que d’intoxication alimentaire.
Soudain, de drôles de bruits se font entendre : des coups, des grincements, craquements. Est-ce bon ou mauvais signe ? Ils ne savent pas mais, au moins, quelque chose se passe.
Lucie se remet debout avec l’aide bienveillante d’Alfred. Les portes commencent à s’écarter lentement, laissant uniquement un passage d’une trentaine de centimètres dans le haut, l’ascenseur n’ayant apparemment pas atteint le palier du deuxième étage. Un homme moustachu dépasse la tête pour expliquer à nos trois malheureux que leur chance de sortir rapidement de cet enfer est de se glisser par l’ouverture. Lucie est hissée en premier : Alfred la prend par la taille et on lui attrape les bras. Elle est tirée jusqu’à ce qu’elle se retrouve sur le carrelage en damier devant le service de radiologie qui est déjà fermé. Alfred parvient à s’extraire sans aide grâce à un certain talent athlétique. Quant à Agnès, l’affaire se corse en raison de sa corpulence. Impossible de la faire passer. Seule la boîte de pralines est extraite de la prison métallique. Lucie et Alfred, bien qu’invités à repartir chez eux, décident d’attendre dans le couloir. Ils ne peuvent se résigner à abandonner leur petite mamie.
Les techniciens s’affairent quand un craquement terrible leur vrille les oreilles. Puis un silence de quelques secondes avant un bruit assourdissant et une fumée acre qui s’échappe du trou maintenant béant. Le pire scenario s’est réalisé. Il ne reste plus de la cage d’ascenseur qu’un amas métallique devenu tombe pour Agnès. Les chocolats, quant à eux, furent précipités dans la première poubelle venue afin d’éviter une victime supplémentaire dans cette histoire.
Cinq jours sont passés depuis la catastrophe. Lucie et Alfred suivent le cercueil blanc, financé par l’assurance de l’hôpital, vers le cœur de l’église. Ils prennent place au premier rang pour écouter le discours d’un prêtre d’origine africaine. La salle est quasi vide, signe qu’Agnès avait peu d’entourage ou que sa pingrerie l’avait décimé peu à peu ! A l’injonction de se lever pour la prière traditionnelle, Lucie reprend une position verticale sur un pied et tangue. Alfred la rattrape de justesse, leurs regards tombent l’un dans l’autre. Lucie lui chuchote : « Donc, tu te prénommes Alfred en mémoire de … ».





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