Dire tout ce qui ne se dit pas

Date 22-04-2013 20:20:00 | Catégorie : Essais confirmés


Bien évidemment, nous pouvons aujourd'hui nous exprimer librement, personne ne s'étonne d'une réponse abrupte d'un simple" non, je n'en pas envie", ou d' un "ça me casse les pieds" qui pour certain deviendra même un disgracieux, "ça me gonfle", agrémenté pourquoi pas , d'un "qu'est-ce que ça peut vous foutre".
Tout cela peut se dire, les mots sont nus, comme des flèches que l'on aurait privées de leurs plumes, plumes qui les équilibraient et les agrémentaient d'un peu de beauté.
Ah ! oui, nos tournures de langage actuel sont sans détour, sans précaution, mais croyons-nous vraiment qu'avec cette rudesse nous ayons gagné en liberté ? Pensons nous qu'en remisant la délicatesse et les savants détours au rang des antiquités, la rhétorique reste malgré tout un art ?
Pour beaucoup oui, et cela se peut, car certain voit un avantage dans cette liberté que l'on dit franche et directe, et pourtant, en fin de compte combien avons-nous perdu de grâce et d' élégance, combien nos esprits sont devenus paresseux, déshabitués à l'effort de s'adapter à la pensée de l'interlocuteur, lorsque la bonne éducation imposait de savoir, par convenance, ajuster au mieux, la belle réplique qui restera "sans réplique" ?
Le goût de la liberté peut séduire, et malgré tout, il n'en reste pas moins que pour ma part j'ai la nostalgie de tous ces codes de la politesse, de tous ces interdits qui imposaient mille détours, qui mettaient à l'index tant de mots, et les pensées même, et nous contraignaient à des joutes verbales très serrées pour traduire nos émois en empruntant des routes de traverses que nos intelligences inventaient afin de tromper les interdits draconiens de la courtoisie.
J'aimais, quand le bon goût imposait cette recherche fine du mot adroit, celui qui cache tous les autres, j'ai la nostalgie, de ces tournures alambiquées qui enrobaient avec douceur ou miellerie, l'affront, le dur reproche, et qui savaient en douceur souligner l'implicite, il était si bon alors, de savoir parler en faisant de son allocution un malicieux ou perfide palimpseste.
Ces savants défis de rhétorique, aux dures exigences, nous imposant, des cases noires, et quelques cases blanches, mettaient l'esprit en alerte et le contraignaient à une gymnastique créatrice des "mots d'esprit", ces mots si délectables.
Il faut reconnaître que le savoir-vivre et les tabous de la société offraient un exercice éternellement renouvelable, une exigence, une haute voltige entre les termes bien choisis.
Ce gymkhana imposé par la bienséance, mettait de l'art dans la plus humble des conversations, quand l'esprit vif en moins d'une seconde savait analyser, puis organiser avec vivacité, la parade en fourbissant par un choix judicieux, les mots justes, pesés avec soin, ni ordinaires, ni trop violents et pourtant brillants, porteurs d'une pensée irréfutable.
Quoi de plus excitant que ces "mots d'esprits", ces répliques et citations que nous conservons tous comme des trésors, la dialectique est bel et bien un art, un art exigeant, auquel il faut s’entraîner sans relâche pour l'exercer avec efficacité et humour.
Quelle jouissance alors; lorsque bougeant nos mots comme nos pions aux échecs, nous nous exercions à dissimuler la pensée la plus ardue, la plus insolente, la plus friponne, derrière le mot léger qui comme le fleuret piquera par petites touches. Ces phrases construites en clair-obscur, qui révèlent et soulignent, tout ce qu'elles ne disent pas.
Quand nos brûlots provocateurs sont si gracieusement sucrés que l'ennemi les boit jusqu’à la lie avec un sourire de bonne convenance.
Lorsque la formulation exigeante était d'importance, cette guerre de mots habiles était complexe, si réjouissante et fine : allusions, métaphores, anaphores, hyperboles, périphrases, oxymores ... et la reine de toutes ces figures de rhétorique : la sournoise litote.
Toutes s'invitaient à participer au langage pour en faire un échange riche, un échange conduit par une intelligence active que chacun avait à coeur de mettre à contribution.
Car ils étaient si jubilatoires ces traits d'esprits qui savaient "moucher" l'adversaire d'une répartie subtile et savante, et surtout quel bel exercice quotidien c'était là !


Loriane Lydia Maleville




Savoir le dire :

Assez souvent on m'a demandé mon avis
Pour savoir à quel âge de leur terrible vie
Je trouve que les hommes sont les plus séduisants.
Et j'ai toujours répondu : mais, vers les cinquante ans.

Tout homme est un démon que son dévergondage
Fit un jour éjecter certes du paradis
Mais de tous ces démons, de tout temps, de tous âges
Mon démon préféré c'est le démon de midi.

Je ne veux pas, par-là, nier que le jeune homme
Possède la fraîcheur, le goût du jus de pomme,
Mais, petit à petit, en prenant des années
Ce jus devient alcool que l'on a raffiné.

Et c'est vers cinquante ans que l'alcool en question
Se trouve être fin près à la consommation.
A ce moment précis il a cette saveur,
Ce goût du vieux tonneau qui plaît aux connaisseurs.

Aux maintes occasions on est toutes ébaubies
Devant l'effort superbe du démon de midi.

Tenez, vous avez vu chaque été sur les plages
Ces jeunes gens qui sont dans la fleur de leur âge
Ils jouent au volley-ball, ils sautent ils sont agiles.
Or sauter à vingt ans ça n'est pas difficile,
Mais voilà tout à coup que le père de l'un d'eux,
Un homme de cinquante ans, veut rentrer dans le jeu.

Ce démon de midi, lui, il est formidable !
Il démontre aux blancs-becs ce dont il est capable.
A l'avant, à l'arrière il donne de la voix,
Quand le ballon surgit il crie : laissez-le moi !

On le sent contracté, mais ça, c'est parce qu'il rentre
Ce qui dépasse de son estomac, ou de son ventre.
A cet âge le champion fait souvent double effort
Le ventre il se le rentre et le ballon il sort.

Il donne au spectateur en montant au filet
L'image du taureau qui ne veut pas dételer.
Bien sûr ça ne dure pas. Très vite il se relâche,
Les muscles du taureau lui font un tour de vache.

Son jeu devient poussif et son souffle oppressé,
Quelqu'un crie : vient papa il est midi passé !
Mais cette défaillance n'est pas assez sévère
Pour forcer le démon de midi à se taire.

En d'autres occasions il va se déchaîner
S'il invite, par exemple, une dame à déjeuner.

Car, lorsqu'il a vingt ans, l'homme est de ces ringards
Qui vous emmènent bouffer en vitesse au snack bar
Quand vous mourrez de faim à en être malade
Sans même vous consulter il commande une grillade.

Mais l'homme de cinquante, quand il habite la France,
Ça il vous vole jamais sur la question bouffetance.
C'est l'âge où, tout à coup, il dit à sa compagne
Qu'avec certains menus il faut boire du champagne.

Il vous commande des plats avec des tas d'épices
Quand il y a de la volaille il vous propose la cuisse
Et s'il y a des radis comme il a de la jujotte
Il ne vous propose pas nécessairement la botte
(Enfin, pas tout de suite en tout cas).

Enfin quoi, il sait vivre, son ventre est rebondi !
Mais quel coup de fourchette, ce démon de midi !
Bien sûr, quand on arrive aux crèmes pâtissières,
On sent que quelquefois son foie fait des colères.

Le teint devient plus rouge et le geste plus lent,
Le pauvre gros chéri est un peu somnolent.
Mais ça ne dure pas. Un coup de bicarbonate
Revoilà le démon de midi sur ses pattes.

Même si le repas fut vraiment indigeste,
Il est toujours fin prêt pour affronter la sieste.
(Comment le reste ? on a vécu hein)
C'est bien le genre d'occasions
Où la différence d'âge rentre en compétition.

Moi, vous savez, je suis un monceau d'innocence,
Mais quelques oreillers m'ont fait des confidences
Et, d'après ce qu'ils disent, il paraît qu'à vingt ans
L'homme se croit toujours aux vingt-quatre heures du Mans.

Il est fou de vitesse et, de toute évidence,
Il veut surtout gagner l'indice de performance.
Mais l'homme de cinquante ans apprécie la nature,
Il prend son temps, même pour enlever ses chaussures.

Enlever ses chaussures, c'est d'ailleurs quelquefois
Pour un homme de son âge les coulisses de l'exploit.
Et l'exploit, par lui-même, est à fortiori
Le fruit de l'expérience du démon de midi.

Car, pour de son moteur tirer le bénéfice,
Il s'arrête quand il faut à la station service.

Femmes qui m'écoutez, soyez donc raisonnables
Si vous avez en main ce modèle admirable,
L'homme d'un certain âge, superbe dans l'effort,
Ménagez-le, surtout, sinon vous auriez tort,
Ne l'accablez jamais de passions trop avides :
Tant va la cruche à l'eau qu'a la fin elle se vide.

Souvenez-vous toujours que lorsque midi sonne,
Il est midi passé et il n'y a peut-être plus personne.
Sitôt qu'un homme est mûr, entourez-le d'égards,
Car le meilleur démon, c'est à midi moins le quart.
Dit Anne-Marie Carrière.




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