En mai marche comme il te plait

Date 06-09-2014 21:15:25 | Catégorie : Nouvelles


En mai marche comme il te plait


« Notre cortège a vraiment de la gueule » se dit Roland en tête de file. Ce jour de mai s'annonçait sous d'excellents auspices ; la météo jouait en la faveur des manifestants, avec un ciel sans nuage et ensoleillé ainsi qu'une température douce et pas une once de vent. Roland se retourna et constata que les autres syndicats avaient également fait le plein ; la grogne populaire prenait de l'ampleur et grossissait les rangs des organisations syndicales. Le jeune homme ralentit son allure pour se laisser rejoindre par sa section ; il voulait discuter de la situation avec Sylviane et Pascal mieux informés que lui.

Roland aborda le sujet qui lui brûlait les lèvres.
— Est-ce vrai que les leaders socialistes négocient dans notre dos ?
— Chacun a son intérêt, commença Pascal, et les politiques ne suivent pas l'agenda des syndicats.
— On ne va pas se laisser baiser par ces opportunistes quand même ?
— Les socialistes savent que nous avons infiltrés leurs rangs et jamais ils ne prendront le risque de nous planter, répliqua Sylviane.
— Enfin, quand ils étaient au pouvoir, ils n'ont rien fait pour nous et les patrons ont obtenu tout ce qu'ils demandaient. Vous leur faites encore confiance ?
— Ce n'est pas la question, objecta Pascal. On prend les alliés qu'on peut même si ce sont ces cochons de la gauche caviar et ces traîtres de sociaux-démocrates.
— De toutes façons, même le parti communiste n'est pas fiable, ajouta Sylviane. On fait aussi avec ces tocards parce qu'ils sont écoutés des médias.

Roland aimait ces discussions à brûle-pourpoint avec ses camarades ; il n'était pas expérimenté en termes d'action syndicale mais croyait en la lutte des classes et se battait pour sauver de vieux acquis sociaux. Sylviane était une ancienne trotskiste encartée dans une minuscule formation politique ; elle avait connu les deux cohabitations entre la grenouille socialiste et les badernes du gaullisme revanchard et celle de la gauche plurielle avec le roi fainéant. Marcher dans la rue avec des milliers de travailleurs inquiets pour leur avenir et celui de leurs enfants était devenue une seconde nature pour cette quinquagénaire alerte et sans complexe ; elle servait de mentor au jeune Roland depuis son recrutement par le syndicat six mois auparavant. Pascal avait lui aussi connu les affres du militantisme politique chez les communistes, au temps où un des sept nains les dirigeaient avec la fermeté d'un champignon des bois ; il avait collé des affiches, bastonné des nazillons et même fait la fête place de la Bastille à chaque élection du Charentais. Il avait personnellement recruté Roland dans leur usine de plasturgie ; à vingt ans, le vigoureux monteur n'hésitait pas à s'engager pour aider son prochain et ce trait de caractère avait séduit le syndicaliste.

Une rumeur parcourut le cortège ; des factions d'extrême-droite se tenaient prêtes à la bataille avec les manifestants, à certains endroits stratégiques du parcours. Roland n'avait pas peur d'engager le combat avec les cranes rasés ; déjà au lycée professionnel, il avait eu affaire à eux et ils ne lui inspiraient que dégoût et mépris.
— Les fachos vont nous tomber dessus, dit Roland.
— Ne t'inquiète pas, le rassura Sylviane, nous avons le soutien de l'extrême-gauche qui a dépêché ses troupes de choc pour la bagarre.
— On va donc se battre ?
— Une manifestation sans baston cela n'existe que dans les rêves des modérés, ironisa Pascal. Qui dit lutte des classes dit affrontement dans le sang.
— Ce ne sont pas ces bas du front qu'il faut craindre, précisa Sylviane, mais bien la police. Les renseignements généraux nous surveillent et ont placé des taupes dans chaque organisation syndicale, chaque cortège et ce sont eux les véritables dangers.
— Il ne faut pas se tromper de combat ni d'ennemi, ajouta Pascal. Nous ne nous battons pas contre les nostalgiques du Troisième Reich mais contre le patronat et ses valets du gouvernement.

Roland regarda ses aînés avec fierté ; il les admirait pour ce qu'ils avaient accompli au nom de la cause, la seule possible, la défense des opprimés du système capitaliste. Roland représentait pour Pascal et Sylviane le futur glorieux du syndicalisme ; intelligent, courageux, volontaire et surtout charismatique, il n'était pas encore grisé par les volutes tentatrices du pouvoir. Il était un pur mais pas un dur ; Roland ne désirait pas couper des têtes de patrons et les planter au bout d'une pique.
Le cortège grossissait à vue d’œil et les journalistes se pressaient autour des manifestants ; Roland se sentit un peu dans la peau d'une espèce en voie de disparition dont le dernier grand troupeau était en train de descendre dans les plaines verdoyantes où l'attendaient des hordes de chasseurs armés jusqu'aux dents. Les médias goûtaient l'odeur du sang et de la poudre ; les photographes prenaient des clichés dont certains atteindraient la postérité dans les livres d'histoire.

La rumeur enfla ; des combats avaient déjà démarré en queue de manifestation entre les militants d'extrême-droite et ceux d'extrême-gauche. Roland sentit ses poils se hérisser, en signe d'alarme.
— Je crois qu'on est dans le vif du sujet, dit-il à ses compagnons de route.
— Tu ne crois pas si bien dire, rétorqua Sylviane. Regarde sur ta droite et sur ta gauche.
Roland tourna la tête et vit les journalistes s'écarter dans un mouvement de panique ; à leur place se tenaient les premières lignes d'une armée de C.R.S équipés pour la guérilla urbaine et impatients d'en découdre avec les réfractaires à l'ordre établi. Les rangs des manifestants commencèrent à tanguer ; Pascal fit signe à Roland et Sylviane de le suivre. « Il n'était pas question de se laisser faire » dit-il; ils allaient se regrouper en légions et adopter la stratégie de la tortue, plus nombreux que leurs adversaires et surtout plus motivés.
Roland acquit la certitude, à ce moment-là, qu'il allait gagner ses premiers galons de syndicaliste au prix de quelques bosses et d'un probable séjour en prison.



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