Guerre des chefs

Date 12-10-2014 14:17:14 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Je m’appelle Canard Boiteux. Vous trouvez cela étrange comme prénom ? C’est pourtant courant chez nous, les indiens. Vous connaissez sûrement les plus célèbres d’entre nous comme Sitting Bull ou Little Horse. Lorsque je suis né, mes parents ont tout de suite été étonnés par la grandeur de mes panards et mon patronyme me fut attribué.
À l’âge adulte, il a fallu choisir une épouse. Tout cela s’est fait lors d’une cérémonie organisée avec tous les jeunes gens du village, prêts à se mettre en couple. Après de longues agapes, des danses endiablées autour du feu, il nous a fallu choisir. J’avoue avoir un peu abusé du blé fermenté et du calumet fourré aux longues feuilles venant du sud. J’ai jeté mon dévolu sur la première qui m’a souri, avant d’aller faire plus ample connaissance sous la chaude couverture en peau de bison. Le lendemain matin, je me suis réveillé avec un mal de crâne et une épouse. Le premier allait rapidement se dissiper mais pas la seconde.
« Bonjour, moi c’est Canard Boiteux.
– Je le sais !
– Cela se voit tant que cela ?
– Non, tu me l’as dit hier soir lors des présentations.
– Je n’étais pas trop dans mon assiette. Comment te nommes-tu ?
– Louve Grincheuse.
– Ah ! Enchanté !
– Bon, va chasser, j’ai faim.
– Mais moi j’aimerais qu’on apprenne un peu plus à se connaître. Viens près de moi, je vais te réchauffer.
– Non ! Tu as eu ta chance hier soir mais tu as préféré ronfler ! Va et ramène de quoi mettre au-dessus du feu.
– Femme ! Tu n’as pas d’ordre à me donner. Je suis l’homme ici et c’est moi le chef. »

Elle me regarde avec des yeux écarquillés avant de mettre à rire bruyamment. Lorsque son corps cesse d’être secoué par des soubresauts joyeux, elle reprend son souffle pour me dire :

« Toi, un chef ? Parviens déjà à mettre un pied devant l’autre sans tomber pour aller me chercher de la viande et on en reparle !
– Allume le feu. Je reviens très vite. »

Vexé, je me rends dans la forêt toute proche, muni de mon arc. Après une longue traque, trois flèches dans des troncs d’arbres et deux autres dans des buissons, je jette l’éponge. Afin de ne pas rentrer bredouille, je cueille quelques champignons. Je passe l’entrée de ma tente et tends ma récolte à mon épouse.

« C’est tout ? me lance-t-elle.
– Je suis encore fatigué de notre soirée d’hier.
– Je savais que je ne pouvais pas compter sur toi. Heureusement que mes pièges sont efficaces. »

Je constate amèrement qu’un beau lièvre dore au-dessus du feu. Elle jette un œil à mes champignons avant de les jeter dans le brasier.

« Mais, que fais-tu ?
– Tu veux déjà m’empoisonner ?
– Non… je…
– C’est bon. Pose tes fesses là, Monsieur le chef de famille. »

Et ce ne fut que le début d’une longue série de déceptions. Elle était décidément meilleure que moi en tout. Dans notre couple, elle portait la culotte en croûte de cuir. Je suis devenu la risée de mes amis.

Un jour, notre chef, Grand Cerf Volant, nous annonce qu’il veut passer le flambeau. Il faut donc sélectionner un nouveau leader. Il demande alors qui se porte volontaire. Après une longue hésitation, je lève la main, ce qui génère des petits rires parmi mes concurrents. Nous sommes donc quatre en lice pour hériter du grand chapeau à plumes et la responsabilité du village. Pour cela, il nous faut passer quatre épreuves. Je dois prouver à tous, et surtout à ma femme, que j’ai l’étoffe d’un chef.

La première épreuve consiste à ramener au village la plus belle prise à la chasse. En pleine nuit, je me faufile vers le village voisin. Après une longue tractation avec Sanglier Sauvage, il accepte de me céder un de ses caribous. Le lendemain, je m’engage dans la forêt en même temps que les trois autres. Pendant qu’ils partent plus loin, j’en profite pour aller dénicher ma proie dans sa cachette afin de la ramener triomphalement autour de mon cou.

La seconde doit évaluer notre capacité à invoquer les esprits. Pendant la nuit, je tire quelques cheveux de la longue tignasse de ma dulcinée. Je les accroche à une couverture grâce à une aiguille en os de chien. Au lever du jour, nous sommes tous invités dans la tente centrale. Un grand feu brûle en plein milieu. Nous sommes recouverts de peinture rouge et les incantations commencent. Je dépose la couverture que je porte sur le dos juste devant moi. Tout en faisant courir mes mains sur l'étoffe, je cherche discrètement les poils de crinière de ma louve. Les saisissant entre mes doigts, je commence à faire bouger lentement la couverture. J'entends le chef s'écrier : « Regardez ! Les esprits de nos ancêtres sont parmi nous. ». Je continue mon cinéma quelques minutes jusqu'à ce que les fils invisibles cèdent. Je fais alors mine d'une sortie de transe laborieuse.

La troisième épreuve est la lutte. Ma carrure étant largement inférieure à celle de mes concurrents, il faut que je me creuse les méninges. Une promenade en forêt m'apporte la solution. Au matin, je me retrouve face à Gros Minet. Malgré son patronyme bien sympathique, c'est un coriace. Mais une poignée d'herbe à chat relevée d'épices me permet de lui faire perdre ses moyens et de prendre le dessus. Par contre, face à Bison Fumant, c'est une autre histoire. Il parvient à me porter un mauvais coup au visage. Mais lorsqu'il se met à tenter de m'étrangler, je sors mon arme secrète. Ma main droite part chercher dans mon pantalon un peu de déjections de moufette que je lui colle sous le nez. Écœuré, il recule pour vomir. Je n'ai plus qu'à lui faire une clé de bras musclée pour obtenir son abandon.

Vient le dernier test, celui de la bravoure. Toute la journée, un feu nourri a brulé. Le soir, les braises sont étalées sur plusieurs mètres. Nous sommes invités à les traverser, pieds nus. Les autres le font en courant et en grimaçant, tandis que ma traversée s'apparente à une promenade, sourire aux lèvres.

Au terme de cette dernière épreuve, le chef réunit la tribu. J'ai juste le temps de me débarrasser discrètement de l'écorce collée sous la plante de mes pieds. Après une longue méditation, Grand Cerf Volant retire sa coiffe imposante et vient la déposer sur mon crâne. Je n'en reviens pas. Enfin la reconnaissance de mes pairs et avec la bénédiction des esprits de nos ancêtres en prime !

Fier de ma promotion, je m'empresse de fuir les mondanités pour pénétrer dans ma tente en annonçant triomphalement :

« Incline-toi devant le nouveau chef du village ! »

Ma femme me dévisage et me lance nonchalamment :

« Retire tes mocassins pleins de boue. C'est toujours moi le chef ici !
– Oui Mamour. »




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