En attendant le tram

Date 11-11-2014 06:00:00 | Catégorie : Essais confirmés


«Celui qui écrit une page et qui, une demi-heure plus tard, en attendant son tram, s'aperçoit qu'il ne comprend rien, même pas ce qu'il vient d'écrire, apprend à reconnaître sa propre petitesse et comprend, en pensant à la vanité de sa propre page, que chacun prend ses propres élucubrations pour le centre de l'univers, mais vraiment chacun, sans exception.»


(Claudio Magris – Danube)



Cesser d’écrire fait un bien fou. C’est comme une cure de désintoxication, la souffrance du sevrage en moins. Et cesser d’écrire pour être lu est encore plus salutaire. En fait, cesser d’écrire pour quelque motif que ce soit pourrait très bien devenir une sorte d’ascèse, née d’une certaine lassitude. Laisser l’encre sécher dans le stylo, mais volontairement pour une fois, par paresse, nonchalance et manque d’envie. Par fatigue. Fatigue physique autant qu’intellectuelle d’ailleurs. Le stylo plume que j’ai acheté il y a un an et demi pour une occasion spéciale et pas du tout littéraire est devenu bien fatiguant à secouer. J’ignore si cela résulte d’un défaut de fabrication ou du climat tropical qui coagule l’encre, mais ce satané stylo m’oblige à le secouer comme un vieux thermomètre avant chaque utilisation pour que l’encre consente enfin à irriguer la plume. Et c’est précisément au moment où le liquide foncé est sur le point de se transmuer en mots… que rien ne se produit. Alors je pose le stylo et j’ouvre un livre.


A l’évidence, je ne ferai jamais partie de ces gens pour qui l’écriture est une nécessité vitale et qui ne peuvent concevoir de laisser passer une journée sans écrire. Je ne suis pas atteint à ce point-là et je m’en félicite. Je n’ai plus écrit une seule ligne depuis fin novembre 2013, cela fait donc un an. Au fond je préfère lire, c’est moins fatigant. Par un mouvement progressif mais irrésistible, la lecture a complètement remplacé l’écriture. Et ça me va très bien. Je n’en conçois pas l’ombre d’un début de culpabilité : affreux, n’est-ce pas ? Alors même que des projets d’écriture tous plus attrayants les uns que les autres continuent à germer sous mon crâne, c’est avec une jubilation sournoise et perverse que je m’applique non seulement à ne pas les réaliser, mais encore à les renvoyer au néant en dédaignant de les noter (et dire que je me suis ruiné en carnets de moleskine noire !) et en m’empressant de les oublier.


Je pourrais évidemment faire de la surenchère à la modestie et à l’humilité en déclarant que tout ce que j’ai lu ces derniers mois m’a fait découvrir des écritures d’une perfection, d’une beauté, d’une poésie désespérantes, à m’en faire perdre toute envie d’écrire. Il n’en est rien : j’ai trouvé Les racines du ciel de Gary interminable et chiant, Pour qui sonne le glas misogyne et prétentieux, Ferdydurke (de Gombrowicz) vain et niais ; il ressort clairement de ses Lettres à Milena que Kafka n’était décidément pas un petit gars simple, et si par hasard ou extraordinaire vous entendez parler un de ces jours de Pierre Benoit (sans accent circonflexe sur le « i », s’il vous plaît), dites-vous bien qu’il est tombé dans un oubli largement mérité, alors que de son vivant certains n’hésitaient pas à le considérer comme le meilleur écrivain français après Proust.

J’avais fixé une limite à ce texte : une page, et j’arrive à la fin de cette page. Nous ne sommes pas ici au centre de l’univers, n’est-ce pas ? A présent, il ne me reste plus qu’à attendre le tram.




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