Invitation au blues

Date 27-04-2015 23:50:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Invitation au blues

Le pianiste égrenait ses notes tristes, bleues comme la nuit californienne, tandis que je m’enfilais mon troisième verre. Le spleen me gagnait, une averse dans un monde de bitume où je ne trouvais désormais plus ma place.

Marnie avait raison.

Je le savais depuis longtemps mais je ne voulais pas me l’avouer. Mes jours étaient comptés, ici dans la Cité des Anges, au milieu des publicitaires à dents blanches, des candidats à la gloire éphémère ou des vendeurs de rêve enfariné. A l’instar de centaines d’Européens, surdiplômés et ambitieux, j’avais cédé à la tentation du Nouveau Monde, aux sirènes de la réussite érigée en dogme, au point de lâcher mes veaux, mes vaches et mes cochons pour la promesse d’un avenir doré.

Le Dieu Dollar m’avait enivré.

J’avais pourtant évité les pièges de l’Amérique peroxydée. Plutôt que de rejoindre New-York, bûcher des vanités, je m’étais orienté vers la Côte Ouest dans la prestigieuse vallée technologique des fiers pionniers de l’Internet. Mon assurance, ma faconde positive et mon bagout de vendeurs de salades avaient fait le reste. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, je m’étais retrouvé à la tête d’une petite entreprise de logiciels, entouré de créateurs aux longs cheveux et à la chemise à carreaux. J’avais transformé des agneaux en loups et nous étions devenus les rois du monde, les gars dont tous les journaux vantaient les mérites. Aucun d’entre nous n’avait plus jamais touché terre tellement nous avions ressenti l’envie de croire des mensonges déguisés en stock-options, des balivernes maquillées à coups de graphiques, au détriment du bon sens paysan tant vanté par nos valeureux grands-parents.

La Déesse Chance m’avait sauvé la mise.

Juste avant que les bonimenteurs de Wall-Street ne plongent l’Occident dans la pénombre financière, j’avais converti mes actions en monnaie, au cours le plus élevé jamais connu par l’industrie des nouvelles technologies. Mes camarades de meute avaient été plus gourmands, pensant que l’illusion collective allait durer éternellement, que les courbes de rentabilité reflétaient la réalité universelle, croyant finalement en leurs propres boniments. Certains avaient dépensé leur fortune dans des achats délirants, allant de l’avion de ligne posé dans le jardin jusqu’à l’ile paradisiaque perdue au fin fond des Caraïbes. J’avais moi aussi connu quelques excès pour impressionner les playmates locales avec ma voiture de sport italienne ou mes luxueuses montres suisses. Pourtant, mon instinct de conservation m’avait poussé à réfréner mes ardeurs, à assurer mes arrières avec une stratégie d’écureuil au cas où le temps des noisettes à gogo devienne une période glaciaire.

Les Anges m’avaient tendu les bras.

Avec mon pactole en poche, je m’étais dirigé vers la ville de tous les excès, la capitale du cinéma mondial, pas pour tourner des films en Technicolor mais dans l’optique de profiter de mes précieux billets verts. J’avais laissé mes amis dans leur univers de silicone, à transformer des octets en lingots d’or, à créer des produits dont personne n’avait idée, à inventer un monde artificiel où le consommateur serait assez naïf pour hypothéquer sa chemise afin de rester au top de la technologie. Je m’étais acheté un petit appartement de deux cents mètres carrés dans un quartier huppé, histoire de bien commencer ma reconversion, puis j’avais trainé mes guêtres dans les clubs de yuppies afin de sentir la tendance, de rallier de nouveaux gogos, de relancer la machine à profits. L’informatique ne m’amusant plus autant qu’avant, j’avais opté pour le segment de la beauté physique. Un chirurgien plastique m’avait suivi, persuadé par mon approche révolutionnaire et mon impressionnant curriculum-vitae. Nous avions fait des émules, passant d’un business pour ventripotents complexés au nec plus ultra du relooking chic.

L’Amour m’avait pris dans ses griffes.

Marnie s’était invitée dans la danse sans tambour ni trompette. Je l’avais rencontrée au cours d’un stage de yoga, l’endroit idéal pour recruter des clients pleins aux as. Fille à papa, elle affichait un compte en banque à huit chiffres mais refusait obstinément les paillettes et le strass. Contrairement à bon nombre de ses prétendants, je ne voyais pas en elle la poule aux œufs d’or mais la petite princesse perdue dans la jungle capitaliste, la goutte de fraicheur dans un désert torride où les crotales vendaient des cailloux aux cactus. La jolie blondinette aux yeux bleus, au physique de première communiante revenue de Woodstock, m’avait définitivement envouté. De fil en aiguille, j’en étais arrivé à croire aux fables philosophiques que je lui servais continuellement dans le vain espoir de la conquérir. Le loup tentait de se déguiser en berger, de caresser les moutons dans le sens du poil, sans essayer de leur croquer le croupion. Marnie m’avait laissé jouer ma sérénade puis, après une relation plus sexuelle, s’était mise en tête de passer à autre chose. La poupée de platine m’avait donné congé sans préavis, parce que je n’étais à ses yeux rien d’autre qu’un abruti de plus, un inutile sans profondeur, un pantin dénué d’âme.

Le pianiste accompagnait mes souvenirs à coups de croches et de triolets, tandis que le barman rangeait ses verres. La tristesse m’envahissait, un océan dans un présent de pacotille dont je ne connaissais pas la sortie de secours.



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