Le dernier punk sur la Terre

Date 04-03-2016 08:36:02 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Le dernier punk sur la Terre


Ivan avançait péniblement le long de la rue de Rivoli, entre les touristes japonais assoiffés de clichés et les badauds en quête de vitrines à lécher. Pour lui, le dernier punk sur Terre, la ville des Lumières représentait le stade ultime du « no future », la société de consommation dans toute sa laideur, un étron doré au pays des donneurs de leçons.

Ivan traversa vers le parc des Tuileries, fatigué de slalomer tous les dix mètres. Un clown peinturluré vint à sa rencontre, lui tendit un bouquet de fleurs en plastique et lui proposa de prendre la pose pour la postérité, moyennant une modique somme de cinq euros.
— Je n’ai pas un radis, répondit le jeune punk.
— Allez, cinq euros, ce n’est pas la mer à boire, supplia le clown, joignant le geste à la parole, dans un mime pathétique.
— Va taper les bourgeois, pauvre bouffon de macadam, cracha Ivan, passablement énervé par l’insistance du mendiant déguisé en personnage de cirque.

Le clown comprit, à l’air volontaire d’Ivan, qu’il valait mieux en rester là, sous peine de se prendre un coup de botte devant tout le monde. Il battit en retraite sans demander son reste. Ivan le regarda un instant puis reprit sa marche vers la place de la Concorde. La foule était toujours plus dense, signe des derniers beaux jours dans cet été indien inattendu. Les vendeurs de hot-dogs, les bateleurs de rue, les diseuses de bonne aventure habillaient le pavé parisien d’un petit côté médiéval, entre la Cour des Miracles et le conte de fées version Walt Disney.

Ivan bifurqua vers la gauche, en direction de la grande roue, ultime attraction avant l’Avenue des Champs Elysées. Curieusement, un attroupement s’était constitué là où les voitures ne pouvaient pas passer à cause de travaux jamais terminés. Ivan décida de se joindre à la foule, juste pour voir. Un prédicateur s’adressait à la masse des curieux, dans une sorte de dialogue inventé.
— Le Seigneur nous a quitté depuis bien longtemps, trop longtemps, lança l’orateur. Et vous savez pourquoi ?
— Non, répondit Ivan, curieux de connaitre la vérité sur la disparition divine. Il me tarde l’apprendre. Je n’en dors plus depuis des années.
— C’est facile de se moquer, jeune homme, répliqua le parleur, conscient de l’effet négatif d’un sceptique sur son petit commerce de la parole éventée. Vous êtes un nihiliste, de ceux que plus rien n’atteint parce qu’ils n’ont jamais cru.
— Crache ta pilule, répliqua Ivan sans donner d’importance au jugement de valeur maintes fois entendu à son sujet. On attend tous la vérité ultime. Regarde autour de toi !

Le prédicateur jaugea l’assistance. D’un côté, les rieurs commençaient à se manifester, en attente d’une réaction à la provocation d’Ivan. De l’autre, la majorité silencieuse hésitait entre se défiler discrètement et assister à un combat annoncé. L’orateur choisit l’option théâtrale.
— Le Seigneur nous a quitté parce que nous l’avons trop longtemps déçu, affirma-t-il. Non seulement nous avons laissé le Mal régner sur notre monde, mais en plus nous en avons bati des principes à l’encontre des valeurs primordiales. L’homme est devenu un loup pour l’homme. L’enfant mord la main qui le nourrit. La femme se vend en quatre par trois sur les grands boulevards.
— Et le chien mange le chien, ajouta Ivan.
— Exactement, jeune homme, répondit le prédicateur, trop content de trouver un renfort dans son contradicteur supposé.
— Je m’en doutais, conclut Ivan en quittant le petit théâtre de rue.

L’avenue des Champs Elysées s’affichait immense, avec ses colonnes de voitures au centre et ses cohortes de passants sur les côtés. L’Arc de Triomphe brillait de mille feux, symbole d’un passé révolu, d’une gloire inscrite dans les livres d’histoire, de faux-semblants en cascade, une mascarade pour Ivan, le dernier punk sur la Terre.

Le jeune homme pensa, pour une raison inexpliquée, à la chanson éponyme de Joe Dassin. Contrairement aux premières strophes de ce tube planétaire, Ivan n’avait nulle envie de dire bonjour à n’importe qui et encore moins d’ouvrir son cœur à l’inconnu. Ce temps, chanté par la légende des années soixante-dix, ressemblait désormais à de la préhistoire, à une époque révolue, quand des jeunes gens aux cheveux longs se promenaient dans les parcs la main dans la main, quand des orchestres jouaient une musique joyeuse au nom de l’amour. Ivan ne croyait plus aux petits oiseaux sur les branches, ceux qui sifflaient de belles mélodies enrobées de fleurs blanches. Pour lui, le dernier punk sur la Terre, le monde se résumait à du bitume froid, à des compagnies de CRS, à des plans anti-terroristes, à des tours jumelles en feu et aux discours féroces d’une armoire normande à cheveux jaunes.

Ivan marcha jusqu’au rond point, tourna sur la gauche en direction du Grand Palais puis continua jusqu’au bord de la Seine. Perdu dans ses sombres pensées, il entendit trop tard la sirène de police. Trois policiers l’encerclèrent.
— Tes papiers, rugit le plus petit, un curieux mélange de pitbull et de crapaud protéiforme.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda Ivan en tendant sa carte d’identité.
— Tu as une gueule de cul, aboya le hargneux.
— Content de l’apprendre, répliqua le jeune homme. Je vois que monsieur est un spécialiste.
— Tu te permets de l’ouvrir en plus, pauvre merde !
— Nous sommes encore en République, il me semble.
— Monsieur est un gauchiste, en plus, lança le roquet à la cantonade, certain de provoquer les rires de ses collègues.

Ivan regarda les mines consternées des deux autres agents de l’ordre public. Il attribua cet air contrit à la vérification de ses papiers, un exercice quotidien pour la maréchaussée parisienne.
— Bernier, tu devrais arrêter là, suggéra le plus vieux des policiers.
— Je ne vais pas me laisser emmerder par un petit con prétentieux, encore un de ces gamins des beaux quartiers, le protégé de papa, le chouchou de maman.
— Il est en règle, Bernier, laisse-le, c’est un ordre ! ordonna le vieux.
— Tu fais chier, Cohen, toujours à faire dans ton froc devant les fils de bonne famille, répliqua Bernier avant de baisser pavillon.

Ivan récupéra ses papiers, regarda Bernier dans les yeux, le considéra comme un mort en sursis, un de ces poissons étendus sur l’étal du marché de Rungis avant la découpe. Le dernier punk sur la Terre reprit son chemin vers le seizième arrondissement de Paris, déjà fatigué de la bêtise policière et des contrôles de faciès auxquels il avait droit chaque jour et chaque nuit, quand il osait sortir de son hôtel particulier. Il se promit de parler du dénommé Bernier à son père adoré, un vieil aristocrate sorti de Polytechnique et promu récemment Place Beauvau, à diriger les crânes endurcis du ministère de l’Intérieur, à la demande d’un Président à tête de fromage. Ivan se surprit à sourire en pensant au « no future » de l’agent Bernier, certainement destiné à un poste de compteur de pingouins quelque part en Terre Adélie.




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