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Nouvelles : Les Chrysanthèmes
Publié par till le 10-10-2023 17:00:00 ( 108 lectures ) Articles du même auteur



Hélène s’était mariée sur le tard… ça n’était pas qu’elle ne fût pas belle, Hélène ! Or quel désastre quand elle ouvrait la bouche !... Mon Dieu !...

C’est du moins ce que m’a rapporté ma cousine Bobette alors que je compulsais de vieilles photos en m’extasiant sur les beautés d’après-guerre. Héritières de celles de Radio Londres. Quand la mode était aux permanentes, aux colliers de grosses perles de nacre, aux corsages apprêtés et aux jupes couvrant le genou, mais dégageant le mollet sur des socquettes blanches. Ou plus uniment et plus distingué au tailleur Chanel.

Pourquoi s’était-elle finalement mariée alors que la France indifférente à son bonheur tout neuf était occupée à perdre l’Indochine et que se profilaient les cimes de l’Aurès ? Son père venait de mourir des suites perfides d’un emphysème chronique, séquelle d’ypérite. La Madelon lui ayant servi à boire dans une tranchée, là-bas, du côté de Verdun, en décembre 1916. Victoire à la Pyrrhus. Sainte-Catherine s’accrochait à ses jupons d’ingrate cotonnade. Coiffée d’importance elle se dirigeait tout droit vers le sort peu enviable de vieille fille. Pis !... de grenouille de bénitier.

Son gendarme de mère l’étouffait d’oukases moralisateurs bridant par la même occasion toute velléité sentimentale. Ne traîne pas en route… Fais attention… Rentre directement… Monsieur père déjà, montre gousset en main et l’œil sur la pendule, ne lui accordait que le temps en rapport avec l’objet de sa course. Tu as un quart d’heure… Gare à toi si tu es en retard !... grondait-il. La pauvre fille devait souvent galoper pour ne pas encourir la colère paternelle continûment approuvée par la mère. C’est pour ton bien !... Autres temps autres mœurs. L’honneur d’une fille c’était l’honneur d’un père, d’une mère, d’une famille… et de tout le village. Olé ! Holà ! Victoria, sa marâtre, s’arrogeait de la sorte une domesticité d’un dévouement à toute épreuve.

Oui ! Mais voilà ! Une pauvre pension de veuve ajoutée au salaire d’une cousette peinent à faire bouillir la marmite, même lorsque l’on élève des lapins, quelques poules et des canards. Les économies du défunt cordonnier paternel fondaient inexorablement. Et les petites mains voyaient arriver avec effroi les métiers à tisser industriels. Ces orgues de barbarie-là cliquetaient un drôle de refrain ! Il y a du biseau dans l’air…

On a beau se satisfaire de peu et être propriétaire d’une maisonnette que l’on loue, bon an mal an les coûts ne couvraient pas l’entretien. L’œil de la ‘’ Grande-Duchesse ’’ considéra Hélène comme un recours possible.

Le ménage à trois est une technique éprouvée.


*** *** *** *** ***


Fernand était ouvrier agricole, connaissait son métier, aurait très bien pu tenir une ferme. Cela ne s’était pas présenté ou sans doute, célibataire inconséquent, n’y avait-il pas suffisamment réfléchi. Un monde à feu et à sang, de privations et de douleur avaient également contribué au fait qu’il ne se fût pas installé. Forte des leçons de 14-18 l'offensive allemande de 1940 fut foudroyante et la Blitzkrieg qui fit beaucoup de morts rivalisant en atrocité avec la Der des Ders fit aussi beaucoup de prisonniers. Dont le mari de la fermière mobilisé de la première heure chez qui il travaillait.

Les Allemands sont un peuple pragmatique. Le fermier se retrouva bientôt en Bavière où il se retrouva à la merci d’une veuve détentrice de trente acres de bon humus noir orphelin. Une croix de guerre, si elle contribue à retourner la terre, est un soc qui n’engendre que la désolation. Que l’on soit gaulois ou teuton !

Comme la femme du héros mort s’accommode la femme du vaincu dispose. Après un temps d’abstinence la fermière arracha Fernand à ses topinambours et au rutabaga. Qui devint de facto le manouvrier du lit de son patron. Quatre années dont il n’eut pas à se plaindre. S’il était gaillard il ne courait pas les bois et la cultivatrice avaient des exigences à satisfaire au boisseau près les siennes propres. C’était un homme d’ordre et d’habitude. Pour un peu il se serait cru installé. Il n’alla cependant pas jusqu’à faire des rêves homicides. A vrai dire il ne rêvait pas C’était au fond un homme honnête.

Les meilleures choses ont une fin. Le mari revint avec les autres prisonniers. La France les accueillit en héros. La métayère retrouva son laboureur. Fernand retourna chez sa mère et ne se montra plus à la ferme qu’au chant du coq pour la quitter à l’enfermement des génisses et des coches. Motus et armistice !

Lit et lait chauds le mariage n’a pas que des inconvénients. Après quelques années, des fortunes diverses et le concubinage étant mal vu, notre manouvrier se lassa de courir la donzelle et songea à s’établir. Un homme qui perd ses cheveux fait plus que son âge ; il était temps qu’il se remue s’il ne voulait pas passer le reste de son temps à jouer à la manille le dimanche après la messe.


*** *** *** *** ***


Qui dira le nombre d’œillades échangées sous les croisées d’ogives, les frôlements dans les transepts ?... L’Eglise est une mère maquerelle. En tout bien tout honneur. On est en terre consacrée. Sous le regard de Dieu.

C’est en tirant grand la langue pour mieux happer l’hostie qu’ils croisèrent leurs regards par un dimanche de mars. Il avait des épaules et un cou de taureau, dégageait la puissance sourde des hommes de la terre ; sa taille à elle était fine et nerveuse. Il fermerait les yeux quant à ses bigarrures, elle fermerait les siens quant à sa calvitie naissante. Entre petites gens on se comprend sans dire. L’œil brille. Assentiment. Madame Mère veillait qui avait un grand jardin. Cinq ares, c’était un petit champ. On aurait pu y jouer au foot. Lille venait d’être sacré champion de France pour la première fois. Personne ne se doutait que se préparait un demi-siècle de disette. Surtout pas Fernand.


*** *** *** *** ***


Le compère commença sa cour avec la bénédiction maternelle. Promenades chaperonnées remplacèrent la manille puis ce fut le café avant les vêpres. Fernand peu à peu prêta la main aux travaux d’entretien : un grillage à rafistoler, une gouttière à redresser, une tuile à remplacer, un bâton de chaise à mettre au pas assurèrent sa cour. C’était un homme à tout faire. Il dépiauta bientôt le lapin du dimanche, étouffa le coulon célibataire, pluma la coucou des Flandres, coupa le cou du colvert piégé dans la basse-cour - Avez-vous déjà vu courir un canard qui n’a plus toute sa tête ? De quoi faire la nique à Pinder ! - toutes corvées ordinairement dévolues à Hélène. Et puis il y avait le jardin, l’immense, le jardin pantagruélique qui dévorait à plein temps le temps compté de deux personnes besogneuses.

La semaine à la ferme, le dimanche partagé entre le jardin d’Hélène, le café Savaete fleuron des fraudeurs et grillon du foyer avec les gaufres à la cassonade de Victoria, fourbe entremetteuse, point de croix et vieilles dentelles, Fernand ne s’en sortait plus mais Fernand était amoureux… un peu… beaucoup… passionnément… de la belle Hélène, Fernand était fou d'elle ! On sait que l’amour rend aveugle.

Enfin ! Jusqu’à un certain point ! On n’est jamais plus vulnérable que lorsqu’on croit avoir gagné la partie. S’il avait lâché les cartes, notre gaillard s’autorisait deux canons de vin d'Algérie anonymes à l’abri des jalousies du café ‘’ BELLE VUE ‘’ aux serveuses avenantes, le dimanche, à une heure entre la messe et le kawa. Comme il avait bien œuvré à la ferme toute la semaine et bien aidé aussi le soir à jardiner, il céda à l’empressement d’un quidam égrillard qui offrait une tournée générale. L’œil courroucé du tenancier lui intimant que l’on ne refuse pas le commerce, il avala d’un trait le chômeur provocateur qui le toisait depuis le comptoir, noir comme la tentation de Saint Antoine. Un autre verre s’ensuivit et le patron qui connaissait son métier relança l’affaire. Un gobelet chassa l’autre qui chassa la pendule.

Aussi Fernand ne s’étonna-t-il pas quand son coup de sonnette timoré resta sans réponse. Tous des soûlots ! Le corridor derrière la lourde porte close était lourd de réprobation. Les deux femmes l’observaient sous le couvert du rideau imperceptiblement biaisé, à l’affût, au ras de l’unique fenêtre de la façade. Hélène morfondue pour complaire à sa mère car ça n’était pas une méchante fille, Victoria chafouine calculatrice, dispensatrice de leçons. Poivrot ! L’homme ne fut pas reçu de la semaine. La mise en condition avait commencé.

Pourquoi éprouve-t-on un malin plaisir à courir à sa perte ? Privé de sa dulcinée l'amoureux éconduit eut l'impression de connaître l'enfer alors qu'il aurait dû prendre les jambes à son cou.


*** *** *** *** ***


Le dimanche suivant le commandement fut signifié avec l’hostie, repentir et pénitence, codex et absolution. Feu Monsieur Père avait cessé de hanter les bistrots en fréquentant sa moitié d’orage, le prétendant se verrait verser deux Pernod Fils – ancêtres du Pastis - après avoir raccompagné ces dames aux cheveux disciplinés en un chignon contraint par une résille, filet de rétiaire. Celles-ci boiraient un vin doux, un ‘’ Malaga ‘’ bon marché qu'elles avaient en réserve, moins cher que le ‘’ dubo dubon dubonnet ‘’ apéritif féminin à la mode en ce temps-là.

Fernand ne sortit plus que pour entrer chez sa belle sous l’œil attentif de la duègne. Par la suite il eut droit à son quart de vin le midi, deux godets à quatre heures et deux au souper, où il ne manquait pas de faire chabrot en clignant de l’œil comme on rote, manifestation d’une intense satisfaction, mais aussi marque de connivence duplice à l’intention d’un visiteur imaginaire ; on lui permit encore de chiquer, ce qui lui faisait des dents immaculées dans des gencives saines, le jus de chique abominant le streptocoque. On ne souciait guère alors de l’haleine.

Avec la fille il épousa la mère. Il considéra même au début avoir fait une bonne affaire, lui qui avait plutôt misère. Soutien de famille il avait évité la guerre, cependant à nourrir sa mère et élever ses frères et sœurs il ne s’était pas enrichi. Propriétaire virtuel d’une maison en ville - Oh ! Pas une maison de maître - avec un grand jardin, sans garage certes - mais seuls les notables avaient une voiture à l’époque - une maison de bordure, en alignement, avec un couloir de toute la longueur du pignon qui accueillait deux vélos hollandais, assez grand pour accueillir la mobylette qu’il escomptait plus ou moins confusément se payer, mitoyenne d’une maisonnette louée pour l’heure, qui serait son refuge les jours de bouderie dans ce logis d’où seule la fumée s’échappait aux frissons de l’hiver, lui qui ne possédait qu’un huitième de corps de ferme ouvert aux quatre vents sur deux ares de mauvaise terre toute d’argile, de sable et de chiendent. Victoria finirait bien par mourir. Assurément.

Y avait-il pensé, l’avait-il calculé, obscurément imaginé ? A son corps défendant… Avec sa rouerie de paysan madré… Parce que c’était dans l’ordre des choses…

Les années passèrent. Il n’y eut pas de mobylette. Sa vie fut réglée comme du papier à musique. Son vin était mesuré mais il pouvait chiquer sans compter. Le tabac belge était bon marché - déjà - ''La Feuille'' ou ''Le Broutteux''. A fumer, à mastiquer ou à renifler, l'herbe à Nicot était alors incontournable mais Victoria ne prisait pas contrairement à nombre de ses coreligionnaires féminines dont les narines rongées des plus acharnées laissaient s’écouler un jus inopportun qui maculait bientôt d’un innommable brun noir, nicotine et morve mêlées, leurs amples mouchoirs à carreaux. Atchi ! Snuff alors !
A cette époque les épouses donnaient leur ''dimanche'' aux hommes méritants, pris sur la quinzaine fièrement ramenée en bel argent liquide par le mâle jubilatoire. Certaines épouses étaient généreuses, d’autres beaucoup moins et celui qui ne portait pas la culotte faisait alors profil bas dans les débits de boisson. Se faire oublier, pas question de payer une tournée, parfois en profiter. Le modeste auteur de ces lignes a jadis connu un fermier qui camouflait ses billets dans sa blague à tabac, voleur de ses propres poules ou de quelques sacs de pommes de terre qu’il vendait à la sauvette. ‘’ Ah Ben ! Mi ça m’f’ro kier ! Et point din min froc incore!... ‘’ patoisait mon père. Sous prétexte qu’il ne manquait de rien à la maison les deux femmes détroussaient effrontément Fernand. Pas de ''dimanche'' pour l’impétrant ! Schpountz !
Le trio se nourrissait chichement des produits du jardin et des promotions de la COOP aux timbres ristourne patiemment accumulés. Une paella en boîte était un plat de fête. Singe cher aux G.I., pâté Olida d'avant Fleury Michon, saucisses de Francfort, sardines Charles Martel, cassoulet Timo, choucroute William Saurin, couscous ‘’ C’est bon comme là-bas, dis ! ’’, crabe Chatka en miettes de Noël, les conserves sont la gastronomie du pauvre.
Les deux femmes thésaurisaient. C’en était maladif. Ne souriez pas vous qui n’avez pas connu la guerre où l’on stockait le sucre, les pâtes et le riz dans le grenier avec l’alcool lampant et les bougies. Les épiciers faisaient alors fonction de droguistes, vendaient du fromage à la tomme et des souris en chocolat, du blé rouge et des rubans glu anti mouche, du sent-bon et du vin d’Algérie. Ah !... les boutiques d’antan ! Echoppes d'Ali Baba ! De la cave jusques aux combles !

Esclave moderne, manouvrier magnifique, Fernand voyait défiler les années.


*** *** *** *** ***


« Savez-vous planter les choux,
A la mode, à la mode,
Savez-vous planter les choux,
A la mode de chez nous ? »

Est-il bon pour un jardinier d’épouser une rosière ? Dans le ciel point de cigogne ! De la tête d’un bébé pas de fontanelle ! Le ventre d’Hélène restait stérile. Jeu de dupes, amour de circonstance, Hélène ne frémissait guère que par désir d’enfanter. Le lit lui sembla bientôt trop petit où elle devait s’accommoder d’un homme dont la semence ‘’ n’était que de la flotte ‘’. Il lui fut plus facile de s’en détacher n’étant finalement pas très portée sur la chose, le considérant de fait comme un objet, un outil, un amour de façade. Muleta. Arlequinade.

Le malheureux eut beau s’échiner saison après saison. Dans les choux pas de bourgeons et les roses ne lui offraient que leurs épines, pas l’ombre d’une tête pommée ni d'un bouton de fleur, ni garçon ni fille. Le mitan du lit resta inoccupé malgré ses prières.

« Malbrough s’en va-t-en guerre,
Mironton, mironton, mirontaine,
Malbrough s’en va-t-en guerre,
Ne sait quand reviendra
Ne sait quand reviendra

Il reviendra z’ à Pâques,
Mironton, mironton, mirontaine,
Il reviendra z’ à Pâques »

Ou à la Trinité !


*** *** *** *** ***


Entre autres joyeusetés Madame Mère était d’une terreur maladive. Depuis quelques années et tandis qu’elle devenait podagre, elle dormait au rez-de-chaussée dans la pièce de devant partiellement aménagée en chambre. Capharnaüm encombré de babioles militaires, coupe-papiers de cuivre gravés comme des ex-voto, briquets fabriqués avec des douilles, fûts d’obus en guise de vases empâtés de chromos bucoliques, petites boîtes de nacre violine, coquillages du côté de chez Blum, fleurs séchées vestiges d’herbiers et d’amours surannées, mèches de cheveux, daguerréotypes de gisants ainsi que c'était l'usage dans les temps d'avant les années 50 – ‘’ Souviens-toi Barbara… Il pleuvait sur Brest ce jour-là… Un homme a crié ton nom Barbara… Quelle connerie la guerre… Sous une pluie de fer, de feu, d’acier, de sang, une pluie de deuil terrible et désolée… Remember ! Remember ! ‘’ - et autres portraits peu folichons aux traits tirés à coups de baïonnettes. Ô les photos d’époque !... C’était une chambre que n’eût pas reniée Colette à sa psyché…
Elle vivait dans la peur des cambrioleurs ; de ceux qui violaient et brûlaient la plante des pieds. Terreurs ancestrales. Au fond c’était une femme du dix-neuvième siècle, Victoria ! Reine flamande au gras et lourd accent des contrées septentrionales. ''Flemish Queen''. La porte d’entrée était toujours fermée à double tour et n’était ouverte qu’avec circonspection, après une longue attente et moult œillades au coin de la fenêtre. Une persienne en PVC trop légère, sonore, qui creusait et puis bombait le ventre sous les assauts du vent, tôt baissée, la séparait de la rue dont elle guettait les bruits avec une anxiété qui devenait paroxystique aux alentours de minuit. La maisonnée se couchait avec les poules. Oh les nuits de tempête ! Oh les Garous hurlant à la lune ! Chambre ardente où s’éveillaient les sorcières baisant le cul du Grand Bouc ! Ne pas penser, ne pas nommer. Conjurer. ‘’ Notre Père qui êtes aux cieux… Je vous salue, Marie pleine de grâces ; le Seigneur est avec vous… ‘’ Oh les nuits d’orage où elle se réfugiait toute habillée dans la cuisine, blottie contre sa fille avec ses économies entassées dans une boîte à biscuits Delacre toujours gourmande ! ‘’ Priez pour nous pauvres pécheurs… maintenant et à l’heure de notre mort… ‘’

Pauvre Fernand embrigadé ! Fernand annihilé, trop heureux de camper les matamores, qui devint l’otage de cette funeste comédie !

Puis il se lassa des terreurs infantiles, prit l’habitude de briser là après le réconfort et presque en s’excusant, d’aller se coucher seul dans le grand lit du haut, laissant Hélène au chevet de sa mère. Il ne la retrouvait que le lendemain. La duègne joua de ses angoisses. L’homme n’était en rien le maître dans cette maison n’ayant apporté que sa culotte, velours inopérant, la fille était obnubilée par toute une vie d’obéissance. Ah ! S’il l’avait fait vibrer sous ses coups de boutoir mais non il n’avait pas trouvé la clef de cette serrure-là. Il n’avait même pas réussi à lui faire un enfant.

Un second lit fut donc installé dans la pièce du devant. Hélène pourrait y dormir, réconforter sa mère les nuits extraordinaires. Fernand ne descendit plus. Les nuits extraordinaires devinrent des nuits ordinaires. Fernand dormit seul dans le grand lit tout froid. Coi. ‘’ Quoi ? ‘’ Hélène dormit avec sa mère. Elle ne le rejoignit plus sans qu’ils fussent fâchés. Elle n’était pas une mauvaise fille. Elle s’était trompée d’amour, tout simplement. Si seulement elle avait eu des enfants, des enfants fripons dans les jambes ! Elle aurait appris la vie.

Fernand, floué, reporta sa haine sur la mère. Une haine sourde, une rancune tenace. Il se réfugia dans l’immense jardin, il traqua plus encore le brin de mauvaise herbe, il gagna tous les prix des jardins potagers. Celui de la plus belle carotte, la plus grosse, la plus lourde et la plus régulière, du plus gros potiron, de la plus grosse courge, du Monstrueux Carentan. L’Indicateur des Flandres puis Nord Eclair et Nord Matin, jusqu’à La Voix du Nord les glorifièrent dans des photos sublimes. C’était une belle famille. C’était un beau ménage que ce ménage à trois.


*** *** *** *** ***


Le tabac est sournois, il prend son temps, il œuvre insidieusement et si la chique épargne le poumon, sous couvert de dents blanches elle fait une voix rauque. Sur un vélin de vin par trop chaptalisé, du rouge supérieur, supérieurement soufré, La Cuvée du Patron, là-bas du côté de la luette et puis de l’épiglotte le CRABE finit par attraper son homme.

Sexagénaire plus deux à la pendule du diable Fernand fut hospitalisé. N’étant plus utile au lit depuis des temps immémoriaux il perdit aussi son statut d’homme de main et ne servit plus que pour l'apparence, prétexte nécessaire, falsificateur, façade sans parade. Il pouvait à la rigueur faire illusion, illusion d’homme comme il avait été un alibi, une illusion de mâle, et décourager le faraud en maraude. Mais tout finit par se savoir et dans l’esprit de Victoria il n’impressionnait plus personne. Elle l’eût, si elle l’avait pu, mis à la brocante avec les outils défaillants.

La condamnation était sans appel, marquée au coin de l’empirisme, cette perversion du bon sens, dénuée de compassion.
– Mais qu’est qu’ils ont donc tous ces hommes à mâcher du ''toubac'' à longueur de journée ? Vicelards !

Péché mortel.
Le glas avait sonné.
L’épitaphe était écrite.

Fernand mourut la rage au cœur le soir de ses soixante-quatre ans, aux quinquets de l’an 68 alors que la France s’apprêtait à manquer le tournant de l’Histoire. Victoria ne pleura pas mais eut la politesse machinale de singer l’apitoiement. Hélène qui n’avait pas compris qu’elle était passée à côté de la vie pleura comme une madeleine, de bon cœur. Sans réel accablement. Parce qu’il fallait pleurer. C’était une bonne fille ; elle pourrait désormais porter sa totale attention sur sa mère et trembler avec elle les nuits de grand vent quand les persiennes, les volets et les huis claquent, grincent, couinent et s’éclairent, quand les orages grondent sous la lune, qu’elles attendent là dans le noir, sœurs utérines des princesses échevelées d’Ekaterinbourg, pécule sur les genoux dans des boîtes en fer blanc, que leur maison brûle, prêtes à l’exil sous les crépitements.

Les deux femmes étaient orphelines de ce quidam châtré. Ça ne devait pourtant pas être si compliqué de vivre sans tabac. Fernand était mort au mois d’août. La nature à sa manière lui avait rendu hommage. La fermière, son ancienne patronne, visita les deux veuves et assista à son enterrement. Suspicion. Le mari de celle-ci ne valait plus grand-chose trop occupé, pensait-elle, d’edelweiss et de toison blonde sur fond de Forêt-Noire. Celle-là du moins rendait hommage au souvenir de sa vigueur chevaline. Il était un poulain superbe et généreux, non pas un mulet têtu et besogneux. Regards entendus. Sourires de travers.


*** *** *** *** ***


Les jours de Toussaint, l’arrière de mon coupé DAF, banquette relevée pour agrandir le coffre, s’encombrait de fleurs. Chrysanthèmes et pâquerettes pomponnettes s’y pressaient, essaimant force pétales sous les sièges, étranges et funestes passagers à la tête contrainte par les montants en biais. Ma mère et moi satisfaisions aux honneurs du cimetière, allant d’une tombe à l’autre rendre notre annuel hommage. La voiture garée au plus près de la haute grille d'entrée il nous fallait effectuer, un pot sous chaque bras, au moins deux voyages sur le gravier fouillant.

Il n’y a pas de petites économies. Hélène et Fernand faisaient pousser eux-mêmes leurs chrysanthèmes au rebord de leur jardin. No man’s land élyséen. Mais depuis la maladie de ce dernier, Victoria s’était résolue à acheter les fleurs à la coopérative voire chez quelque particulier moins exigeant sur les prix, qu’elles convoyaient jusqu’au cimetière à l’aide d’une carriole à bras. Quand ma mère se présenta pour les accompagner, comme elle en avait pris l’habitude depuis que Victoria s’était mise à boiter bas, elle trouva le duo en pleine perplexité. Les deux veuves comptaient et recomptaient les pots. Dans cette maison où tout était compté le compte n’y était pas ou plutôt le compte y était ‘’ trop ‘’. Comme on reçoit treize œufs à la douzaine. Du moins la première fois.

Entre pomponnettes et chrysanthèmes il y avait un pot mystère, un pot parasite, un pique-soucoupe auquel bien que comptant et recomptant Hélène n’arrivait pas à attribuer de destinataire. Victoria s’impatientait s’en prenant à sa fille, on serait en retard au cimetière, l’heure c’était l’heure, pour les morts comme pour les vivants.

Hélène compta pour la énième fois sous l’œil effarouché de sa mère et celui attentif mais bienveillant, se forçant à la sérénité de la mienne, qui avait tenté en vain d’ouvrir au monde l’esprit étriqué de sa cousine. Intéressée et obtuse comme une paysanne de Maupassant, celle-ci, fidèle en cela aux préceptes de Victoria, sous couvert de parentèle l’exploitait effrontément en lui vendant au prix fort salades pourries et fruits avancés qu’elle n’aurait pas osé proposer à la Coop ni à ses autres clients. Il est des gens dont la patience est inépuisable, dont l’affabilité est sans limite. Abus de faiblesse.

Bon ! Voyons ! ‘’ Nom de Diou de nom de Diou ! ‘’ Ces pomponnettes sont pour Léocadie. Elles ne font pas trop jeunes ? Qu’en penses-tu, Emilienne ? Celles-là pour Léonie, jaune et mauve mélangés, c’est joli hein ! Ce pot de chrysanthèmes blancs c’est pour Auguste, deux têtes tu crois que c’est assez ? et celui-là pour Géro… Oui, deux têtes c’est assez pour des célibataires… Ce pot à quatre têtes, c’est pour papa, elles sont belles, p’pa serait content… Heummm !... … … Celui-là… à trois têtes… c’est pour Oncle Hector qui est mort à la guerre. C’était un bon garçon ça, il ressemblait à une fille, hi hi ! Ah là là !... comme Bob (pour votre gouverne Bob, c’est votre serviteur !)… Bon ! Cet autre-là pour Madame Roguin, notre voisine, c’était une bonne femme ça, elle nous a dépannées pour les papiers quand papa est mort, elle aimait bien nos salades… et nos prunes et nos fraises… on lui en a vendu beaucoup… Hein maman ? Tu m’écoutes maman ? Fais un peu attention ! Je dois toujours tout faire toute seule ! Allez ! Tu comptes avec moi : Un, deux… trois, quatre… cinq… six… sept… Bon sang !... … … huit !...’’ Nom de Diou !... ‘’

- Emporte tout, s'impatienta Victoria en jetant les bras au ciel, on verra au cimetière !


*** *** *** *** ***


Au cimetière les deux femmes fleurirent Fernand. C'était le chrysanthème surnuméraire ! En riant comme elles n’avaient pas ri depuis longtemps. De leur étourderie en s'amnistiant, car finalement elles l'avaient bien acheté ce pot, non ?
Ainsi va le monde !... soupira ma mère. Puis me considérant : A propos ! Tu n’es toujours pas marié toi !...



« Roses blanches de Corfou
Roses blanches, roses blanches
Chaque nuit je pense à vous
Roses blanches de Corfou »


« sic transit gloria mundi »




Notes :
Permanente : indéfrisable. Ypérite : gaz moutarde. ‘’La Grande-Duchesse de Gérolstein’’ (opéra-bouffe de Jacques Offenbach) : Hortense Schneider est physiquement assez représentative de la matriarche de cette nouvelle. Manille : jeu de cartes. Coulon : pigeon. Coucou : poule des Flandres. Pinder : Cirque de légende repris par Jean Richard en 1971, dont Achille Zavatta fut le clown le plus célèbre popularisé par la fameuse Piste aux Etoiles des balbutiements de la Télévision Française. Résille : filet à mailles qui enserre les cheveux. Rétiaire : gladiateur armé d’un filet et d’un trident. Kawa : café. Chômeur : verre de vin de grande contenance. Pernod : boisson à l’anis. Faire chabrot (ou chabrol) : verser le reste de son vin dans sa soupe. Snuff : tabac à priser. COOP : Coopérative de Flandre et d’Artois. Podagre : rhumatisant. Monstrueux Carentan : poireau. Toubac : tabac. Singe : corned beef à la boîte originale en pyramide tronquée. Olida: bien connue pour sa charcuterie en conserve, rachetée par Fleury Michon en 1988. CRABE : cancer. Chaptaliser : ajouter du sucre pour augmenter le degré d’alcool. On soufre le vin pour favoriser sa conservation ; c’est le soufre qui est responsable de la gueule de bois. La chaptalisation et le soufrage se pratiquent de manière excessive avec de mauvais vins.


Hommage soit rendu à Jacques Prévert, Line Renaud, Nana Mouskouri et… aux ‘’comptines’’ de mon enfance !

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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
.

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