Pierrot, mon lunaire
Pierrot descendit de la Lune, un après-midi d’été, sur un coup de tête, une humeur romantique. Il déambula dans les rues de Paris, sans se soucier des regards amusés. La capitale de l’Amour, le pays du romantisme, la patrie des arts et des lettres lui tendait les bras, lui offrait ses souvenirs de grandeur et ses œuvres d’art historiques.
Le souvenir douloureux de sa rupture avec Colombine, sa première grande émotion, lui serrait pourtant toujours les entrailles. Il entendait encore la douce mélodie de la flute, quand sa bien aimée lui répondait dans des tonalités mineures, des délices sonores connus de milliers d’amoureux. Leurs échanges harmonieux lui manquaient constamment. Depuis le départ de Colombine, quelque part au milieu de la Grande Ourse, Pierrot n’avait plus goût à rien. Il trouvait la Lune bien grise, trop grande pour lui sans personne à aimer.
Pierrot entra dans le jardin public, regarda les mamans chérir leurs enfants et les jeunes gens se prendre par la main. Il régnait en ces lieux une ambiance de quiétude, un goût d’éternité. La chaleur estivale commençait à s’estomper, laissant place à une atmosphère fruitée et à un petit vent frais d’Orient.
Le spleen reprit le cœur de l’ami Pierrot. Il emboucha lentement sa clarinette et souffla de timides triolets pour commencer, d’abord dans les basses puis un peu dans les aigus. L’inspiration prit la suite, dirigeant son doigté sur les clés de sol et de fa, vidant son esprit des pensées nostalgiques pour les convertir en jolies gammes chromatiques. Peu à peu, une foule de passants anonymes l’encercla en silence, respira en cadence, n’osa pas interrompre par des paroles inutiles le concert improvisé.
Nina leva les yeux de son livre. Assise sur un banc en bois, elle avait vainement essayé d’occuper ses tristes journées en lisant de la belle poésie française, un recueil d’œuvres écrites et magnifiées par un jeune Polonais mort trop tôt pour la France dans une guerre inhumaine. Le son boisé de l’instrument à vent chatouillait désormais ses oreilles en un enchantement mélodieux digne des oiseaux exotiques.
La jeune femme regarda l’étrange instrumentiste, un homme frêle habillé bizarrement et habité par un élan nostalgique. Nina admira surtout les yeux passionnés de Pierrot, une sorte de miroir aux sentiments les plus profonds. Elle se dirigea ensuite vers l’attroupement et se joignit discrètement aux spectateurs silencieux.
« Tout est dit dans ces simples notes. » pensa Nina. En écoutant les variations de la clarinette, Nina se rappela pourquoi elle était restée si longtemps seule malgré ses nombreux prétendants. Les déclarations enflammées, les poses théâtrales, les discours d’apparat et le cérémonial bourgeois lui paraissaient toujours des artifices incongrus, des rayures grossières dans l’émail immaculé de son désir amoureux. Nina ne supportait plus les mots tendres enrobés de douceur, déposés sur sa bouche mais jamais sur son cœur.
Nina eut subitement envie de chanter, d’accompagner Pierrot dans un spectacle impromptu, sans se soucier du qu’en-dira-t-on et des mauvaises langues. Elle se rapprocha du clarinettiste, lui posa doucement la main sur l’épaule puis entama une série d’arpèges dans sa tonalité. Pierrot ne montra nulle surprise devant cette irruption spontanée dans son récital. Au contraire, il répondit par un profond vibrato, jouant de l’anche avec brio, puis enchaina sur un mouvement plus rapide, une sorte d’allegro à la tendance vivace. Nina exécuta alors un pas de côté, une sorte d’entrechat, telle une ballerine du Kirov, lâcha un triolet de croches avant de s’attaquer à son registre, le chant du soprano à la Scala de Milan.
Le jardin public s’illumina progressivement d’une teinte bleutée, le signe de l’arrivée de la Lune dans la nuit parisienne. Le concert dura-t-il une minute, une heure ou une éternité ? Personne ne fut en mesure de s’en rappeler. Ce soir là , Paris connut un moment de grâce, loin des phrases ampoulées, des artistes officiels et des façades prétentieuses. Les chanceux spectateurs n’osèrent pas applaudir, conscients de vivre pour un instant hors du temps présent, par peur de briser le divin enchantement de ce Pierrot lunaire et de sa Colombine terrestre.