Saint-Sylvestre
Lu6fair se regarda dans le miroir de l’ascenseur, ajusta son nœud papillon puis, visiblement satisfait de sa tenue, appuya sur le bouton du septième étage. La fête battait son plein, comme à chaque Saint-Sylvestre. Les enturbannés, les vaches sacrées, les petits blonds à ailes blanches, tout le gotha du monde religieux profitait de cette soirée de trêve instaurée par le vieux monsieur à la barbe blanche, l’hôte du moment. Lu6fair ne se souvenait plus pourquoi cette tradition existait à l’étage du haut alors que les gueux du bas se tapaient constamment les uns sur les autres, soutenant mordicus des principes dépassés, à coups de bombes et de gaz.
Lu6fair se dirigea vers le bar. Une splendide blonde aux formes sculpturales commandait une coupe de vin pétillant, sous l’œil amusé de ses copines, une rousse incendiaire et une brune magnifique. Lu6fair se dit qu’il les avait déjà vues quelque part toutes les trois, sans se souvenir exactement où. Il utilisa cette excuse pour engager la conversation avec la brune.
— Vous allez me trouver lourd, commença-t-il, mais je ne me souviens pas où nous nous sommes rencontrés.
— Pour sûr, mon biquet, tu ne joues pas la carte de l’originalité. Fais marcher tes méninges !
— Je suis à court d’arguments pour ce soir, et pourtant les balivernes sont mon fonds de commerce. J’emballe des gogos à longueur de journée.
— Tu vends des aspirateurs Dyson, je suppose, lança la rousse, tout à coup intéressée par la discussion.
— Non, juste des promesses.
— Tu es politicien, alors, lâcha la blonde. J’en ai connu des tas, jadis.
Lu6fair se souvint. La brune s’appelait Ava. Jadis, chez les bouseux d’en-bas, elle était une star, une diva, un fantasme absolu. Des générations de boutonneux s’étaient imaginées à son bras, pour ne pas dire plus, tandis que des dizaines d’écrivains avaient glosé sur ses formes parfaites et ses yeux envoutants. Elle avait éclairé deux décennies d’un nouvel art, celui des écrans géants et des images en couleurs, avant de terminer dans les cavernes de l’oubli, une fois sa beauté effacée par le temps et les excès en liqueurs variées.
— Non, je ne suis pas politicien, même si j’en conseille quelques uns, parfois.
— Je donne ma langue au chat, mon biquet, susurra la blonde.
— Qu’il s’amuse avec, elle a l’air bien agile, répliqua Lu6fair en se focalisant sur la brune. Toi, je me souviens de ton nom. Tu es Ava Gardner.
— Alors là , mon chou, tu m’épates, persifla Ava. Quelle mémoire !
— J’ai l’impression que tu ne me portes pas dans ton cœur, Ava.
— Loin de moi cette idée, mon charmant Lu6fair.
Lu6fair décida de passer outre l’allusion. Il se rappelait d’Ava Gardner lors de son audition au Purgatoire. Elle avait échoué aux tests de QI, un peu trop compté sur ses atouts naturels et finalement le jury l’avait envoyé directement aux Enfers, avec un boulot de strip-teaseuse à la clé, dans une taverne de troisième ordre. Pour cette raison, elle ne l’avait pas oublié non plus.
— Et vous, les filles, je crois également vous avoir reconnues, chanta-t-il aux deux autres.
— Fais nous profiter de ta science, mon petit bouquetin, répondit la rousse.
— Toi, tu es Rita Hayworth, un sex-symbol chez les ahuris du monde d’en-bas. Ta légende est restée, avec quelques chefs d’œuvre à ton actif.
— Bravo, Sherlock !
— Et la blonde, c’est Jayne Mansfield, la reine du poster, chez les adolescents américains.
— Quelle culture, remarqua Jayne. Nous aussi, on te connait. Tu étais dans le jury du Purgatoire. On te doit, ainsi qu’aux onze autres jurés, notre descente aux Enfers, notre boulot de danseuse de bar, bref pas vraiment le repos éternel promis par tes pairs.
Lu6fair utilisa son argumentaire favori, la défense élastique, un exercice incontournable quand il rencontrait des morts assez stupides pour croire au Paradis. Il raconta les magouilles entre les fanatiques des orgies de compétition et les sobres gardiens du temple. Les premiers avaient manœuvré pour se garder toutes les beautés, du genre Ava, Jayne et Rita, laissant les seconds avec les cérébrales, les Marguerite, Simone et consorts, juste bonnes à philosopher sur le vide, entre deux solos de lyre joués par des blondinets émasculés. Résultat des courses : toutes les actrices, mannequins, chanteuses un tant soit peu sexy avaient terminés aux Enfers, avec leurs équivalents masculins, les Marlon, Elvis et autres symboles de la virilité.
Visiblement, ses arguments portèrent. Ava perdit de sa morgue, Jayne tordit un peu plus de la fesse et Rita afficha un sourire à damner un moine cistercien. Lu6fair en profita pour se détendre les papilles, avala une rasade de vin pétillant puis passa la seconde.
— Je suis pardonné, les filles ? Vous ne me faites plus la gueule ?
— On dirait que oui, répondit Jayne en lui léchant le cou. Je te croquerais bien, mon loulou.
— Une question demeure, jeta Ava, tel un pavé dans la mare. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Si je te disais que je suis en mission pour le Seigneur, me croirais-tu ?
— Je suis conne, certes, mais pas ce point. Tu dois me confondre avec Marilyn.
Cette boutade déclencha une vague de rires gras chez Rita et Jayne. Même mortes, les stars de cinéma ne pouvaient pas se supporter et déclinaient leur inimitié en bandes. Ici, on avait droit à la version Cinémascope, celle où Ava régnait en maîtresse sur la mythique Rita et l’éphémère Jayne. Marilyn les avait effacé des tablettes, poussées dans les archives des critiques cinématographiques, emballé dans du papier jauni et étiquetées ringardes.
— Disons que je suis venu pimenter la soirée, dit Lu6fair.
— Bonne chance, alors, persifla Ava. Ici, depuis des années, c’est toujours le même cérémonial. On se dirait aux Oscars. Tout le monde se congratule, alors qu’en vrai chacun déteste son voisin. C’est beaucoup trop propre, net, sans surprises. On s’emmerde, en vrai.
— Alors pourquoi viens-tu ?
— Je suis payé pour assurer le décor. Jayne, Rita et moi sommes les guirlandes de cette fête des faux-culs. Si tu te promènes à l’étage, tu verras que nous ne sommes pas les seules. Le casting change chaque année, c’est tout. Hier, c’était le tour de Marilyn et ses courges. Aujourd’hui, c’est nous, les vraies, les dures, les tatouées. Nous sommes leur piment.
Ava cligna de l’œil, déclenchant à nouveau l’hilarité. Lu6fair jugea le moment propice pour avancer ses pions, au lieu de jouer aux dés tel un dieu de seconde zone.
— Et si on changeait un peu la donne, histoire de montrer qui vous-êtes ?
— On risque de ne pas toucher notre salaire, s’inquiéta Rita.
— Quel que soit le prix initial, je le multiplie par dix, proposa Lu6fair.
— C’est tentant, avoua Jayne.
— Je marche, répondit Ava.
— Banco, conclut Rita.
— Voici les consignes, commença Lu6fair.
De sage, la fête devint réellement débridée. Ava réussit à convaincre Marlon et les autres de rajouter une touche de soufre, de mélanger les voiles et la vapeur. Les anges jouèrent du Jimi Hendrix, les vaches sacrées pétèrent du méthane, les enturbannés firent tourner les serviettes. De saint, Sylvestre passa à démon, sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on et des bonnes manières. La Terre arrêta de tourner en rond pendant une douzaine d’heures, au grand dam d’Isaac Newton et Galilée, les invités surprise d’une fête censée réconcilier l’Esprit et la Science, les Faits et les Lettres.