Dernière tarte aux griottes
Clothilde se leva de fort mauvaise humeur, avec de sombres pensées sur son existence, ses choix passés, la morale chrétienne et toutes les contrariétés de la vie citadine. Elle ne regarda même pas le corps allongé dans le lit, son compagnon des derniers mois, un gars rencontré sur un réseau social pour abrutis en mal d’amour, le pigeon idéal des filles de son acabit.
Son plan prenait forme, subtilement, dans son cerveau perturbé. Elle laissa ses neurones fous décliner des hypothèses, tester des variantes, écarter des considérations religieuses, rire un bon coup en imaginant la tête des bien-pensants et des pisse-froid. Clothilde n’avait aucune empathie sociale, pas le moindre sentiment d’appartenance à l’espèce humaine, une engeance résumée selon elle au sexe, à l’argent et à la télévision.
En pensant à ces trois valeurs plaquées toc, Clothilde sourit intérieurement. Raymond, son nouveau fiancé, le dernier d’une longue liste de bas du front ramassés sur l’autoroute des médiocres, correspondait parfaitement à ce portrait de l’être humain du vingt-et-unième siècle, dans sa version masculine et urbaine, française et supposée épicurienne. Pour cette raison et des milliers d’autres, Clothilde n’avait pas mis longtemps à attirer le bedonnant Raymond dans sa toile, tel le gros moucheron saoulé par les lumières d’un salon.
Clothilde se regarda dans le miroir de la salle de bains. Elle admira son mètre soixante-et-onze, ses beaux cheveux d’une blondeur platine digne des films de David Hamilton, sa silhouette longue et musclée, ses petits seins fermes et ses épaules affirmées. Clothilde pensa à Raymond lors du premier rendez-vous. Le gras du bide, vêtu de ses habits du dimanche, n’avait pu masquer une érection croissante devant le spectacle d’une Clothilde rayonnante, à la jupe courte et au décolleté généreux. Monté comme un âne, Raymond ne devait son actuelle survie qu’à des prestations sexuelles conformes à la taille de son engin et à son goût pour les coups de fouet et la cagoule en cuir. De charcutier-traiteur le jour, Raymond était passé à joujou masochiste dans les soirées de Clothilde, à tâter du chat à neuf queues, à se faire griller les couilles sur du deux cents vingt volts, à s’approcher de l’orgasme dans la bouche de sa prédatrice puis à crier de douleur sous les piques d’un instrument de torture. Clothilde pouvait satisfaire sa psychopathie de compétition avec une victime estampillée « crétin de service » sans subir le jugement de ses voisins ou de ses collègues de travail.
Officiellement, Raymond était devenu son fiancé, avait signé les papiers au cas-où un accident de la vie l’éloigne de sa bien-aimée, s’était mué en gentleman d’antan, quand les hommes léguaient leur fortune à leur grand amour dans un élan de romantisme et de chevalerie. Il ne manquait plus que le mariage pour parfaire le tableau.
Clothilde grimaça à cette seule idée. Elle regarda ses doigts décorés de bagues et ornés de cailloux au prix astronomique. Raymond n’avait pas lésiné sur la verroterie quand il lui avait offert son premier cadeau, un mélange d’or et de diamants, le genre de marchandise adorée des mémères en mal de mots croisés, et du mont de piété.
— Je suis flatté d’une telle attention, avait-elle alors chantonné au roi de la saucisse. Que me vaut cet honneur ?
— Considère ce bijou comme une demande de fiançailles, avait répondu le satisfait Raymond.
— Nous sommes ensembles depuis moins d’un mois et tu veux déjà te fiancer ?
— Tu es la femme de ma vie, Clothilde. Jamais je n’ai éprouvé autant d’émotions. Je veux que tu deviennes mon épouse, avoir des enfants avec toi, fonder une famille et un foyer, briller de mille feux dans le ciel étoilé.
Clothilde n’avait pas essayé de raisonner le néo-romantique. « Il ne faut pas contrarier les fous » avait coutume de lui dire sa grand-mère, une philosophe de quartier connue pour ses proverbes pleins de bon sens et ses confitures de griottes. Au contraire, elle l’avait gratifié d’un sourire à damner un saint, avait commandé une autre bouteille de Chablis puis l’avait emmené loin, dans la nuit des plaisirs sadiques, entre électricité et métallurgie. Raymond avait adoré souffrir et jouir en même temps, une fois de plus.
Clothilde termina sa toilette puis se dirigea vers la cuisine. Elle se prépara un café italien, dernier vestige d’une liaison ancienne avec un restaurateur de Turin, le roi des petites trompettes à moustache, devenu part entière d’un pont sur le Pô. Comme Raymond aujourd’hui, Pietro s’était jadis entiché de la belle Clothilde au point de se transformer en pot de colle, le genre d’individu juste bon à donner la patte et à léguer son héritage à la première sociopathe un peu affriolante. Résultat des courses : elle l’avait intégré dans son atelier nocturne de moulage sur béton, après lui avoir mis une balle dans l’occiput, une forme métallique d’anesthésie générale souvent pratiquée dans l’Italie du Sud.
Clothilde savoura sa boisson chaude, tranquillement assise dans le fauteuil à bascule de son salon américain. Sa décision était prise. Il ne lui restait plus qu’à la mettre en musique, une part non négligeable dans le plaisir que Clothilde retirait de sa psychopathie. La jeune femme termina son nectar, se leva et reprit le chemin de la cuisine. Elle rassembla le matériel adéquat, sortit les ingrédients nécessaires à son plat puis commença sa pâtisserie sous les douces mélodies de Nick Cave, son artiste favori.
A neuf heures trente, Clothilde avait fini. Il ne lui restait plus qu’à réveiller son futur mari, le prétendu père de ses supposés prochains enfants, un ventripotent charcutier devenu riche à force de vendre des bouts de cochonnaille à d’autres gras du bide. Clothilde se dirigea vers la chambre d’un pas chaloupé digne des meilleurs podiums. Elle ouvrit la porte, sortit son plus beau sourire puis gratifia Raymond de sa belle voix d’hôtesse de l’air.
— Mon chéri, le petit déjeuner est prêt. Je t’ai préparé une tarte aux griottes.
A dix heures, après un câlin vite exécuté, Clothilde réussit à sortir Raymond de son lit. Le gros chaussa ses pantoufles à la papa, péta de satisfaction puis transporta son quintal vers la salle à manger. Il posa ses fesses sur une chaise métallique, bailla un bon coup et attendit la suite des événements. Son café arriva dans la minute, suivi d’une jolie part de tarte aux griottes, son gâteau de prédilection, préparée avec amour par sa future femme, la trop belle Clothilde. Raymond remercia le ciel de lui avoir permis une telle existence, la rencontre avec cette superbe blonde platine, le succès de son commerce de victuailles et son mariage programmé dans le plus bel hôtel de Versailles. Sans attendre la réponse du Tout-Puissant, Raymond croqua à pleines dents dans la pate brisée, savoura le coulis et les fruits, avala une rasade d’expresso puis ouvrit enfin complètement les yeux.
Les jours suivants, Clothilde passa son temps entre le commissariat et l’étude notariale. Pas encore mariée à Raymond, elle n’en était pas officiellement la veuve, même si le défunt charcutier l’avait largement versée sur son testament. Sobre dans son ensemble noir, Clothilde pleura en silence lors des funérailles, devant une famille encore sous le choc. Le notaire, un vieux à qui on ne la faisait pas, lui énonça les clauses du testament, lui demanda de signer quelques formulaires puis confirma le transfert des fonds vers un compte privé. Le commissaire, un brave homme sensible aux belles femmes, prit personnellement l’enquête en charge, boucla l’affaire en un temps record et signa l’officielle conclusion sur la mort de monsieur Raymond Chombier, charcutier-traiteur de son état, décédé d’une subite crise cardiaque à l’âge de trente huit ans, la nuit du vingt-huit novembre deux mille quinze, chez sa fiancée mademoiselle Clothilde Dugommeau, présente sur les lieux à dix heures trente, horaire précis de l’accident cardiovasculaire.
Clothilde ne s’éternisa pas à Versailles. Après trois mois d’un deuil sans tâche, elle déménagea à Lausanne où l’attendait déjà son prochain bourdon, un ingénieur géomètre répondant au doux nom de Jean-Gabriel Boulon de la Visse, fils à papa d’une grande famille romande, malheureux en amour jusqu’à sa rencontre improbable avec la belle Clothilde van den Heuvel, une orpheline venue du Brabant profond. Clothilde remercia sa grand-mère et ses célèbres confitures de griottes, une recette ancestrale dans cette dynastie de psychopathes dont les femelles décimaient les mâles trop faibles du cerveau à coup de tarte et de strychnine.