Pasta papale
J’entendis la sonnette de mon appartement retentir au moment où je regardais tranquillement sur mon ordinateur portable une vidéo d’un groupe de beautés gothiques ; évidemment j’avais enlevé le son dont je n’avais rien à foutre vu que la musique n’était pas le motif. Ma canette était dans la cuisine en train d’apprendre à ses petits monstres l’art et la science de faire cuire les spaghettis sans déclencher les détecteurs de fumée. J’étais donc à l’abri de son regard inquisiteur et des questions à un euro de son ainée, du genre « pourquoi elle se trémousse comme ça la dame avec ses seins à l’air ? » et j’en passe des plus gênantes. Autant dire que j’allais bien le recevoir celui qui osait me déranger un samedi matin en ce beau jour de mai ; je verrouillai l’écran de mon PC et me dirigeai vers l’interphone.
— C’est à quel sujet ? demandai-je de mon ton le plus aimable, celui que je réservai aux représentants en assurance-vie et autres professionnels du dérangement.
— C’est pour la visite du pape François que vous avez invité à déjeuner.
J’avais complètement oublié ! Comme je n’en avais pas parlé à ma canette, je n’avais pas marqué la date sur nos tablettes communes et en plus n’habitant pas ensemble je ne l’hébergeais avec ses enfants qu’une semaine sur quatre. « Quelle erreur ! » me dis-je à ce moment précis. Je devais réagir sans pour autant montrer mon oubli.
— Je vous ouvre ; c’est au troisième étage à gauche.
Une fois le combiné raccroché, je décidai d’informer Barbara de cette visite.
— Je dois t’informer de la surprise que je t’avais préparé ; le pape François est notre invité ce midi.
— A la bonne heure, j’espère qu’il aime les spaghettis bien craquants.
Visiblement, Barbara ne croyait pas un instant à ce que je venais de lui raconter ; elle avait du croire que c’était une de mes réparties décalées. Je la laissai à ses convictions et attendit l’arrivée du chef vénéré de l’Eglise catholique.
J’étais en train de guetter mes invités quand je vis la porte de l’ascenseur s’ouvrir ; un majestueux septuagénaire habillé de blanc en sortit accompagné de deux autres vieux messieurs drapés de pourpre. « Ils se sont mis sur leur trente-et-un. » me surpris-je à penser. A ma vue, ils se dirigèrent vers ma modeste demeure ; je les conviai à passer le pas de la porte après leur avoir serré la main et servit les formules de politesse que j’avais en magasin.
— Merci de cette invitation, commença le souverain pontife. J’espère que vous n’avez pas mobilisé des batteries de cuisiniers pour nous recevoir. Je tiens particulièrement à honorer la mission d’humilité propre à notre religion et je suis persuadé que vous êtes dans cet état d’esprit.
— Ne vous inquiétez pas, mon amie a seulement dépêché ses deux filles de sept et huit ans pour vous préparer leur spécialité : des spaghettis croquants comme on aime les déguster dans l’Italie profonde.
— A la bonne heure, je préfère de loin un repas simple et convivial aux luxueuses agapes dont j’ai l’habitude avec les présidents laïcs et autres dirigeants de ce monde d’apparat.
— En termes de simplicité vous ne serez pas déçus ; nous avons même garanti l’authenticité de notre quotidien dans notre tenue vestimentaire.
Il était vrai qu’en matière de vêtements, j’avais fait fort avec mon jean ‘grunge’ et mon maillot de Zlatan Ibrahimovic sans parler de mes pantoufles en forme de lapin offertes par ma canette en hommage au clip de Queen où Freddie Mercury chantait ‘I want to break free’ en passant l’aspirateur avec une perruque à la Sophia Loren sur la tête. Quand je pensais à l’apparence de Barbara avec sa tenue collante et futuriste digne de la série ‘Cosmos 1999’ je rigolais d’avance et je n’osais pas imaginer le supplément de fou rire que pourraient inspirer les deux petites filles déguisées en mitrons.
Pendant que j’attablais mes convives au bord du grand rectangle de verre qui ornait mon salon, je réfléchissais au meilleur moyen d’amener ma compagne à la réalité de cette situation inattendue.
Dieu en décida autrement car dans son immense sagesse il savait certainement que la vérité passait mieux en images que par des paroles creuses ce qui soit dit entre nous représentait l’exact contraire des principes de base de tout bon consultant. Barbara fit irruption dans la salle sans tambours ni trompettes, fidèle à elle-même. Dès qu’elle aperçut le pape François et ses assistants, elle décrocha sa mâchoire, écarquilla ses yeux et perdit l’usage de sa voix.
— Barbara, le pape François nous honore de sa visite ; je ne te l’avais pas dit pour garder l’effet de surprise car je sais combien tu es émotive.
— Ma chère enfant, je suis ravi de vous rencontrer et sachez que j’apprécie le côté authentique de cette invitation.
Barbara ne retrouvait toujours pas la parole et je commençai à me dire qu’il faudrait improviser une pirouette rhétorique pour combler les vides dans la conversation. Heureusement, le Tout Puissant ne manquait pas de ressources et il utilisa son autre joker ; l’ainée des deux enfants entra à son tour en scène.
— Donald, les spaghettis sont prêts et pour une fois Maman n’a pas fait sonner les détecteurs de fumée.
— Je suis fier de toi ma petite Cassandra ; nous n’aurons pas à prévenir les pompiers de Paris que c’était une fausse alerte comme la fois où ta mère a fait bruler des steaks hachés.
Sur cette manœuvre de diversion si bien orchestrée par le Créateur, j’en avais profité pour placer une anecdote dont je pensais alors qu’elle donnerait toute sa saveur et un parfum d’authenticité à la partition improvisée que Barbara devrait jouer pour préserver les formes.
Cerise sur le gâteau, la cadette choisit ce moment pour nous gratifier de sa présence ; elle avait entendu des voix inconnues et n’avait pas osé rentrer de suite dans le salon, mais comme sa sœur l’avait fait elle ne pouvait pas rester sur la touche.
— Donald, on a fait des pâtes pour tout le weekend.
— C’est parfait Clarissa. Nous avons des invités de marque et ils viennent de Rome en Italie.
Barbara reprit le dessus et l’usage de ses cordes vocales ; elle effectua les présentations en bonne maîtresse de maison qu’elle était. Le pape François aimait visiblement les enfants et sut trouver les mots pour mettre dans sa poche les deux petites pestes en culotte courte qui me faisaient office de belles-filles.
L’apéritif fut cordial ; le pape François était en verve et peu avare de bons mots surtout dans un contexte aussi décomplexé. Barbara attirait les regards de ses assistants qui n’avaient probablement jamais regardé un épisode de Star Trek ou un clip de Robert Palmer. Cette situation semblait fortement amuser leur leader religieux qui leur décochait quelques petites flèches de temps à autre.
Clarissa et Cassandra ne s’embarrassèrent pas des formalités en vogue dans les églises et embrayèrent rapidement sur des questions, existentielles pour elles et mignonnes pour le commun des parents.
— Dis pape François, est-ce qu’il existe des multitudes de vies dans l’Univers comme n’arrête pas de nous dire Donald quand nous ne sommes pas sages ?
— Que dit exactement Donald ?
— Quand on fait trop de bruit, il nous traite d’extra-terrestres et dit qu’on vient d’une autre planète pleine de petits monstres comme nous.
— Donald vous raconte ces histoires pour rire ; nous sommes tous les enfants de Dieu qui a créé toutes les formes de vie dans l’Univers même les petites filles habillées en mitrons.
— Donald dit qu’il ne peut pas se marier avec Maman parce qu’elle a déjà été à l’église avec notre papa. Nous on veut que Donald se marie avec Maman et nous fasse des petits frères, sauf qu’on ne veut pas qu’ils aient des grands pieds comme lui.
— Donald a raison mais je cherche une solution à ce problème.
— Donald dit que c’est toi qui décide et que c’est de ta faute.
Je savais bien que les enfants répétaient tout mais dans ma naïveté je ne m’imaginais pas que ces deux pestes puissent me placer dans une telle situation ce jour là . Il me fallait contourner l’obstacle.
— Je ne l’ai pas dit en ces termes, voyons Cassandra.
— Entends-tu par là que mes enfants mentent ?
— Barbara, je veux seulement expliquer à notre convive que mes mots ont certainement mal été interprétés par de jeunes enfants qui ne saisissent pas toujours la subtilité des arguments que les adultes formulent à leur encontre quand ils sont coincés.
— C’est sûr que ton langage de consultant est proprement incompréhensible du commun des mortels ; je me demande comment tes clients peuvent se retrouver dans ce verbiage caquetant.
Barbara était du genre lionne quand il s’agissait de ses enfants ; avant leur naissance le monde n’existait certainement pas en sa forme actuelle faite de matière et de principes logiques et répondant à une physique simple. Après le Big Bang de son premier accouchement, un univers apparut, pas franchement relativiste et constitué de couches et de biberons puis de doudous et de crèmes glacées. Elle expulsa le reste d’antimatière représenté par son ex-mari et remplaça la mécanique quantique par des principes et des postulats déclinés en tables de loi. Je comprenais qu’elle soit catholique au vu de son étroitesse d’esprit sur le sujet des enfants et surtout des siens, mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle m’explosât en vol devant le pape François. Je ne tenais pas spécialement à le compter parmi mes futurs clients, quoique quelques conseils en stratégie de produit et de marché ne lui feraient pas de mal, mais j’étais moi-même d’obédience chrétienne et ce type de remarque en face de notre référence religieuse me chiffonnait un peu.
Le salut vint une fois de plus du Divin en la personne de son représentant sur Terre ; le pape François sentit qu’il allait vivre une nouvelle guerre de religions et débrancha la querelle par une allocution de grande classe.
— Donald, je déduis de cette intéressante controverse que vous n’avez jamais été marié et que ces deux charmantes petites filles ne sont pas issues de votre sang.
— Exactement, mon père ; je ne suis pas leur géniteur et je ne vis même pas avec elles à plein temps.
— Barbara, vous avez connu une première union que vous avez célébrée devant Dieu ; cependant les choses ont changé et vous avez pris la bonne décision de vous séparer de votre mari.
— C’était un minimum que je devais faire si je voulais que mes deux filles ne finissent pas abruties.
— Donald ne connait pas encore le plaisir qu’apportent les enfants et je ne peux l’en blâmer car nous les hommes d’église ne le connaitrons jamais. Toutefois il a décidé de changer son mode de vie et de passer du tranquille célibat à une forme de vie maritale en temps partagé.
— Barbara, cette situation vous apporte la sécurité d’un couple avec un conjoint qui n’est pas encore votre époux mais que vous considérez comme tel ; la force de votre présente diatribe le laisse à penser. Pour qu’il y ait scène de ménage il faut qu’il existe cette relation qui fait de deux individus une cellule familiale comme un atome est composé de particules chargées ou neutres. C’est ce que dit la physique nucléaire et qui n’est finalement rien d’autre que la traduction scientifique de la volonté de Dieu.
— Vos enfants ont raison dans la minute présente et le proche futur viendra changer cet état de fait ; vous pourrez vous marier de nouveau dans une église et ainsi confirmer votre statut de famille auprès de notre Seigneur.
— Tout ce que je peux vous conseiller d’ici là c’est de vivre ensemble à temps plein dans le souci d’accorder votre quotidien à vos personnalités respectives ; les scènes de ménage deviendront alors de moins en moins fréquentes et vous en parlerez bientôt comme de vieux faits d’armes du temps où vous étiez plus enflammés que raisonnables.
Barbara essuya une larme ; pour ma part, catholique par naissance et non par vocation mais complètement consultant en management, je ne pus qu’admirer l’argumentaire de ce dirigeant religieux. S’il devait être un jour élu au suffrage universel, je voterais pour lui des deux palmes. Le seul bémol que je mettais à la partition qui venait de se jouer résidait dans le fait que ma futée Barbara allait utiliser ce mémorable discours pour s’incruster chez moi avec ses deux morpions. Je devrais vivre avec ; après tout le pape François semblait psychologue et il n’aurait pas pris le risque de me pourrir la vie s’il avait estimé que ce n’était pas jouable.
Le reste du déjeuner s’avéra plus tranquille ; Cassandra et Clarissa jouèrent leur rôle de divertissement et notre illustre invité celui de bon grand-père réunificateur des familles recomposées. A la fin du repas, le souverain pontife nous déclara qu’il avait passé une excellente journée et qu’il nous inviterait à venir le visiter au Vatican ; Barbara en profita pour prendre la main sur cette invitation. « Une femme avertie en vaut deux. » me lança-t-elle perfidement entre la poire et le fromage, en allusion à mon manque de rigueur en matière de planning et d’agenda.