A la lecture des brillants textes précédemment postés sur ce défi, j'ai voulu m'éloigner de ma gaudriole naturelle, enlever mon habit de Hurlu et mettre un peu de poésie dans une histoire supposée faire peur.
Pour cela, je me suis inspiré d'une célèbre émission américaine diffusée par la grande chaine ABC et qui résume à elle seule la beauté romantique de mes amis Outre-Atlantique.Relooking Extrême
Enfin, j’avais reçue la lettre tant attendue. La chaîne XYZ m’avait sélectionné pour la première version européenne de l’émission américaine « Relooking Extrême » où des gens au physique ingrat étaient pris en main par une équipe d’experts en transformation. Et quand je parlais de se transformer, cela voulait dire de la chirurgie esthétique, de la coiffure, de nouveaux vêtements et de la musculation.
Il avait fallu passer beaucoup d’étapes pour obtenir le précieux sésame et j’avais toujours pu compter sur le support de ma femme Annie et de mes enfants Victor, Christine et Lucille. Sans eux, je n’aurais jamais postulé, simplement parce que je m’étais fait une raison : j’étais né disgracieux, j’avais grandi moche et je vieillirais laid. « Tu n’es pas une lumière, Albert, et tu es moche comme un pou, ce qui fait de toi un candidat idéal pour XYZ. » m’avait dit Annie le jour de mon inscription. Certes, je l’avais mal pris au début mais, après réflexion, c’était quand même une bonne opportunité de changer ma vie.
Le grand jour était arrivé et j’avais rejoint les autres élus à l’aéroport afin de prendre mon vol pour Bucarest. La production nous avait avertis qu’il fallait compter six semaines de totale indisponibilité, loin de nos familles avec qui nous aurions très peu de contacts. Mon employeur avait accepté un congé sans solde et engagé un intérimaire pour me remplacer au service comptable où j’officiais. J’avais invoqué une opération chirurgicale d’ampleur sans en préciser la teneur. Annie s’occuperait de le mettre au courant quelques jours avant mon retour, en y mettant les formes.
Arrivés dans la capitale roumaine, nous avions pris un car pour une région montagneuse et désolée où se trouvait le centre de remise en forme. Nous avions chacun un coach personnel : le mien s’appelait Igor et parlait le français. Je me sentais entre de bonnes mains.
Une fois sur place, Igor m’accueillit chaleureusement. C’était un garçon sympathique, un colosse de deux mètres, avec un crâne chauve et luisant.
— Bonjour Albert, me dit Igor. Je vais vous conduire dans l’aile réservée aux candidats. Nous ferons un rapide tour des installations et je vous présenterai les experts en charge de votre transformation.
— Parfait ! Je vous suis, Igor.
Le bâtiment ressemblait à un ancien château, ce que me confirma Igor, dans une architecture gothique pas dénuée de charme. L’intérieur était meublé à l’ancienne, avec des teintures accrochées aux murs et de beaux tableaux un peu sombres. Les chambres étaient plutôt spacieuses et joliment décorées. Nous n’avions pas la télévision mais Igor m’assura que la bibliothèque était fournie de grandes œuvres en français, des classiques de la littérature mondiale qui me feraient oublier l’absence du petit écran.
Les spécialistes s’avérèrent très charmants : il y avait le chirurgien esthétique, une sommité en Roumanie dont j’oubliai le nom tellement il était compliqué. Pour simplifier les échanges et amener un peu de convivialité dans un environnement si nouveau, il avait été décidé par les producteurs de se tutoyer et d’utiliser nos prénoms. Il paraissait que les Américains procédaient de cette façon et que cela donnait d’excellents résultats. « La transformation se passe essentiellement dans la tête. » m’affirma le praticien en me tendant une large main poilue. Il se prénommait Grigor et travaillait depuis des années avec la même assistante, Drusilla, une grande brune aux yeux noirs et au visage de corbeau.
Le coiffeur, Raimundo, était natif de Palerme et il avait travaillé pour des vedettes de Cinecitta. Le préparateur physique, Vladimir, avait fait partie de l’équipe soviétique d'haltérophilie et il était connu pour sa facilité à pousser ses stagiaires à se dépasser. Enfin, l’habilleur, Maurice, venait de Paris et il comptait dans ses références des couturiers aussi prestigieux que Karl Lagerfeld.
Le premier soir, le directeur de l’établissement, nous gratifia d’un petit discours encourageant.
— Mes chers amis, commença Josef, vous êtes les précurseurs d’une nouvelle ère en matière de relooking extrême. Nous allons faire mieux que nos collègues de Californie et vous serez étonnés des résultats. Non seulement vous ne vous reconnaitrez pas mais en plus vous deviendrez des personnes nouvelles, plus accomplies, proches de ce que votre moi profond sentait et ne pouvait exprimer à cause d’une enveloppe corporelle inadaptée.
— Quel sera le programme ? Dans l’émission américaine, les journées sont très chargées, fit remarquer Ilda, une candidate néerlandaise.
— D’abord, sachez que le traitement est personnalisé, répondit Josef. Ensuite, ne vous inquiétez pas car vous ne verrez pas le temps passer et le personnel s’occupera des modalités logistiques. Enfin, votre coach s’assurera des éventuels ajustements à mettre en œuvre si vous ne supportez pas le rythme des séances.
L’intendante, Cornelia, nous expliqua l’agenda et toutes les choses à savoir pour bien vivre dans cette communauté si spéciale, celle des relookés extrêmes, puis elle nous convia à un copieux dîner dans la grande salle de réception. Ce fut l’occasion de discuter avec d’autres curistes, en particulier Ilda à qui je semblais bien plaire, même si elle me dépassait de vingt bons centimètres. Je bus un peu plus de vin qu’a l’accoutumée et je tombai facilement dans les bras de Morphée une fois revenue dans ma chambre.
Le lendemain fut consacré aux examens, dans le but de définir à chacun un programme en phase avec ses aspirations et possible en fonction de son physique.
Pour ma part, le diagnostic était simple : il faudrait tailler dans le vif, user du bistouri et réviser des pans complets de mon anatomie avant d’envisager de passer sous les fourches caudines de Raimundo et Maurice. Je n’étais pas spécialement affublé d’une lourde tare esthétique mais chez moi tout clochait, rien n’allait avec le reste.
« Vous êtes ce qu’on appelle ici un croisé porte et fenêtre. » m’avoua Grigor le plasticien. Il ajouta que Dame Nature avait vue en ma naissance le moyen d’expérimenter plusieurs modèles différents mais qu’elle avait oublié de les assortir à la fin.
« Picasso aurait du vous connaitre. » me dit Igor pour me taquiner. Je le savais et Annie m’avait toujours aimé pour ma beauté cubiste.
Le soir, avant le dîner, Ilda vint me rejoindre dans ma chambre. Elle avait des choses importantes à me dire.
— Albert, je sais que vous passez plusieurs jours d’affilée sur le billard et que je ne vous reverrais pas avant deux semaines, commença-t-elle. Je vous demande de bien faire attention à vous.
— C’est gentil, Ilda, répondis-je. Je fais confiance en nos experts de la transformation.
— Vous avez raison mais ce n’est pas d’eux dont il faut se méfier mais plutôt de la production.
— Que voulez-vous dire ?
— Leur préoccupation n’est pas notre bien-être mais le niveau d’audience de leur émission une fois qu’elle sera diffusée. Pour eux, nous sommes tous des erreurs de la nature. Ils nous rendent service en nous modifiant et nous devrions leur lécher les pieds en remerciement.
— N’ont-ils pas raison ? Je suis venu ici pour changer de vie en devenant plus normal.
— Je ne prétends pas le contraire. Moi aussi. Cependant, s’ils ont besoin de nous autrement, ils ne se gêneront pas dès lors que ça rentre dans leur stratégie d’audimat. C’est tout.
— Profitons de cette dernière soirée entre phénomènes de foire, Ilda. C’est tout ce que je veux.
— D’accord Albert. On se rejoint en bas.
Ilda repartit sans un bruit, comme elle était arrivée. J’avais bien vu à sa mine que je l’avais déçu en ne prenant pas au sérieux son avertissement mais je pensais que ça se tasserait avec le temps.
Au repas, elle m’évita soigneusement et je passai du statut de favori à celui de pestiféré. Pour noyer ma déconvenue, je forçai sur le vin et Igor dut me porter sur son dos après le pousse-café. Ma nuit fut peuplée de cauchemars où Ilda me tançait constamment, où Igor m’enfermait dans d’immenses fioles de vin et où Grigor essayait sur moi un catalogue de visages et de corps différents durant plusieurs opérations toutes aussi ratées les unes que les autres.
Le matin suivant, deux infirmiers vinrent me chercher, accompagnés d’Igor. Ils m’amenèrent au bloc opératoire où m’attendait l’équipe de chirurgie plastique dirigée par Grigor. Je n’étais pas vraiment réveillé et j’attribuai mon état à mes abus de la veille.
Drusilla s’occupa bien de moi, avec l’aide des gars qui m’avaient conduit jusqu’à elle. Elle parlait très bien le français, ainsi que tout le personnel présent. Sa douceur et son doigté me rassurèrent et je m’endormis rapidement sous l’anesthésie générale.
Je me réveillai une fois de plus. Combien de fois étais-je passé d’un état comateux à un sentiment de légume transporté d’un lit à une table et inversement ? Je ne le savais pas et encore moins où j’étais. Je ne pouvais pas bouger et mon corps souffrait le martyre comme si j’étais transpercé de milliers d’épingles à nourrice, de la tête aux pieds. Mon crâne résonnait tel le tambour d’une machine à laver et mes pensées s’entrechoquaient dans un torrent de souvenirs confus. Je pleurai.
Soudain, j’entendis des voix autour de moi, sans pouvoir identifier leur origine.
— Albert, nous avons réussi la moitié du travail de transformation. Vous êtes encore sous sédation et si vous ressentez une quelconque douleur ne vous inquiétez pas. C’est normal.
— Albert, c’est Drusilla. Nous allons vous ramener au bloc. Décontractez-vous, je vous endors une nouvelle fois. Dans quelques heures, vous serez un homme neuf.
Je sentis une piqure dans mon bras et un goût écœurant dans ma bouche. Je tentai de lutter contre une forte envie de dormir mais la bête fut plus forte que moi et elle m’emmena dans son nid.
La lumière blanche me brûla les yeux. Je regardai autour de moi et je ne vis rien de familier, juste des murs délavés et sans fenêtre. Je restai immobile, serré dans mes bandelettes telle une momie égyptienne. Je ne souffrais pas et mon cerveau semblait fonctionner correctement.
Une ombre passa à proximité de ma tête, puis une autre. Je me demandai bien d’où elle venait et ce qu’elle était. Un souffle balaya mon visage. Je sentis des plumes me toucher les joues, les lèvres et le nez. Enfin, j’entendis une sorte de roucoulement, suivi de pépiements d’oiseaux ou d’oisillons. Je frissonnai tout à coup, pas à cause de la température ni de la peur mais par instinct. Je ne réussis pas à identifier les créatures autour de moi et je commençai à m’inquiéter. Les bruits s’intensifièrent comme dans une volière géante, venant des quatre coins de la pièce.
— Qui êtes-vous ? Je ne vous vois pas, dis-je la bouche pâteuse et la langue gonflée.
— Crooout, répondit une voix pas vraiment humaine et pourtant familière.
— Drusilla ?
— Croooiiiik !
— Grigor ?
— Croooook !
— Igor ?
— Croooook !
— Drusilla, si c’est vous, pouvez-vous me faire un signe ?
— Croooiiiik !
Une sorte de main emplumée me caressa à travers mes bandages. J’en déduisis un « oui » de Drusilla et je voulus en savoir plus malgré son langage mystérieux.
— Qu’est-ce que je fais ici, Drusilla ?
— Criiiik !
— Je ne comprends pas. Est-ce que mon opération s’est bien passée ?
— Croooiiiik !
— Suis-je toujours au centre ?
— Croooook !
— Alors où suis-je ?
— Criiiik !
— J’ai peur Drusilla. Je ne sais pas quel jour nous sommes, ce que je fais dans cette salle et pourquoi vous me parlez de cette manière.
— Criiiik !
— Etes-vous un oiseau ?
— Croooook !
Je décidai d’une règle simple pour comprendre son langage. Selon ma logique, elle avait répondu négativement à mes deux dernières questions. La bonne nouvelle, c’était que j’en avais fini avec la chirurgie esthétique. Par contre, avoir quitté l’établissement de relooking extrême ne me rassura pas.
J’entendis un battement d’ailes et un souffle d’air chaud traversa la pièce. L’atmosphère sembla se réchauffer et ce changement m’apporta un peu plus de sérénité. Je respirai mieux.
Communiquer avec Drusilla restait compliqué et je ne la voyais toujours pas, coincé dans mon enveloppe de bandes. Elle continua à me frôler, dans une sorte de ballet doux et feutré, comme si son langage devenait corporel et dépassait le domaine auditif. Je commençai à ressentir les effets de la fatigue et mon esprit vogua dans des souvenirs mélangeant le passé et l’imaginaire. Des voix me parlèrent, en français et non en langue d’oiseau.
— Tu ne ressembles à rien, Albert, et ce depuis ta plus tendre enfance, me dit ma mère.
— Je n’y peux rien, Maman. Je n’ai pas choisi de naître dans une réalité cubiste, de ressembler à un tableau surréaliste sorti des ateliers du Créateur.
— Tu pourrais faire des efforts. Mets toi à ma place : j’ai passé mes plus belles années à supporter les quolibets des voisins, quand je te promenais en poussette, à l’école où tes camarades de classe te jetaient des cailloux et te traitaient de créature. Ce n’est pas une vie pour une mère. Je méritais mieux.
— J’ai quand même trouvé un travail. Mon épouse est une belle femme et j’ai deux charmants enfants. Ce n’est pas si mal si l’on considère d’où je viens.
— Parlons-en de ta femme. Crois tu qu’elle t’a rendu un fier service en t’inscrivant à cette émission ?
— Oui. Elle ne voulait que mon bien et je n’étais certainement pas assez confiant pour passer le cap du qu’en-dira-t-on.
— Non seulement tu es laid mais en plus tu es naïf mon pauvre Albert. Annie est une garce et elle te trompe avec ton patron.
— Tu mens ! Tu ne l’as jamais acceptée.
— Parce que je savais. Je l’ai percée à jour dès votre premier repas à la maison. Ton père ne voulait pas me croire mais il est tout autant aveugle que toi.
— Et après ? Si elle cherche le réconfort avec un autre homme, c’est mon problème et pas le tien. Je peux la comprendre !
— Tu n’as pas saisi ?
— Quoi ?
— Elle t’a inscrit ici pour se débarrasser de toi !
— Je n’en ai que pour six semaines, ensuite je rentre chez moi.
— Tu ne reviendras jamais.
— Comment ça ?
— Ils ne te laisseront jamais repartir. Tu es leur chose, un cobaye, un cas d’espèce qu’ils vont disséquer à volonté jusqu’à obtenir une nouvelle créature encore plus exotique.
— Je ne te crois pas !
— Demande à ton amie Drusilla !
Ma mère avait toujours été dure avec moi. Inconsciemment, elle me reprochait son mariage avec un homme raté qui l’avait mise enceinte trop jeune. Poussé par les conventions sociales, elle avait régularisée sa situation, au grand dam de sa famille et de ses ambitions personnelles. Jamais elle ne m’avait témoigné le moindre signe d’affection ou même encouragé dans mes vaines tentatives de m’élever. Quand j’avais choisie la profession de comptable, au prix d’immenses efforts, elle ne m’avait apporté aucun support. Je m’étais battu avec mes maigres armes : une forte détermination palliant mon intelligence moyenne et mon manque de charisme. Finalement, j’avais eu mon brevet et une entreprise industrielle avait accepté de m’engager dans son service comptabilité, au bas de l’échelle certes, pour me permettre de m’en sortir. Mon travail acharné et mon professionnalisme avaient payé.
Je replongeai dans les méandres de mon subconscient. Ce premier songe m’avait éprouvé et des larmes envahissaient mes yeux. Malgré son manque d’empathie, ma mère avait toujours constitué un repère, un phare dans mon existence. Tout ce que je faisais, c’était pour lui prouver que je n’étais pas le vilain petit canard de la famille, la honte née de ses entrailles, mais un être humain qui l’aimait et qui souhaitait avant tout plaire à sa maman. Je pleurai comme un enfant.
— Tu n’es vraiment qu’une lopette, me dit Annie. Je demande vraiment pourquoi j’ai épousée une merde de ton acabit. Quand je pense que j’ai pondu trois marmots avec une telle lavette, ça me dégoute.
— Tu sais très bien comment peut se comporter ma mère avec moi. N’aimes-tu pas tes parents ?
— Ce n’est pas pareil et eux ils ne sont pas des raclures de bidet comme les tiens.
— Tu es injuste !
— Je suis réaliste ! Crois-tu m’apporter le bonheur dont rêve chaque femme depuis sa première poupée ?
— Tu disais m’aimer !
— Je me mentais à moi-même plus qu’à toi.
— Nous avons trois enfants. Est-ce que ça ne compte pas à tes yeux ?
— J’aurais mieux fait de les concevoir avec le voisin. Ils vont trainer ta génétique défaillante et leur progéniture ou ceux d’après te ressembleront. Des monstres de foire. Des erreurs de la nature. Le résultat de tes chromosomes mal fichus.
— Tu m’as pourtant poussé à ce relooking extrême. Tu voulais donc me changer.
— On ne peut transformer un vilain crapaud en vaillant prince charmant. Ce sont des contes à dormir debout, juste bons pour les gogos de ton genre, ceux qui croient aux fées, aux magiciens et à je ne sais quelles autres conneries.
— Mon opération s’est bien passée selon Drusilla. Je serai différent à mon retour et nous pourrons recommencer de zéro. Je me battrai. Je l’ai toujours fait malgré une nature ingrate.
— Tu ne reviendras pas. J’ai refait ma vie avec ton chef et les enfants seront heureux d’avoir un beau-père normal et non un phénomène de cirque.
— Si. Je sortirai d’ici et je te montrerai le nouvel Albert. Je changerai d’entreprise, de métier et mon ambition prendra de l’ampleur.
— Drusilla ne t’a pas tout dit. Je t’ai vendu à Grigor et tu es leur chose. Ils peuvent jouer avec toi à profusion.
— Mais… les autres… Ilda… ils sont réels.
— Ils sont des rats de laboratoire eux aussi. Si tu as de la chance, ils vous permettront de vous reproduire, toi et ta grande Néerlandaise à tronche de girafe. Et ils étudieront votre engeance avant de vous euthanasier tous. Pour le bien de l’Humanité !
— Annie !
— Va au diable, Albert !
Je découvris la vraie Annie. Mon cerveau avait bipé dès notre première rencontre, en signe d’alerte, mais j’étais tombé dans sa toile et j’avais succombé au mirage de la princesse charmante. Je me rappelai désormais les rires dans notre dos quand nous marchions ensemble, les sous-entendus au travail sur les cocus fiers mais aveugles et l’air dégouté de mes enfants quand j’offrais des cadeaux à leur mère en la couvrant de « je t’aime » gluants et pourtant sincères. Je criai mon désespoir.
Je revins dans ma réalité de momie, allongé sur une table, engoncé dans une écorce de bandelettes et surtout envahi par des êtres de plumes. Drusilla n’était visiblement plus seule, si tant est que je fus en mesure de voir quelque chose dans ce monde obscur peuplé de volatiles.
— Vais-je mourir, Drusilla ?
— Croooook !
— Annie dit que je suis votre jouet maintenant. Selon elle, vous allez me couper en rondelles, me dépecer comme un animal de laboratoire. J’ai peur de souffrir, de mourir et de ne plus revoir ma famille.
— Criiiik !
Je sentis un contact chaud et humide sur mon visage. Ce n’était pas un oiseau mais plutôt un reptile, un serpent probablement. Je me crispai, dans un réflexe de protection mais rien n’y fit et le nouvel arrivant rentra dans ma bouche et descendit le long de mon œsophage. Il n’avait pas de goût ni d’odeur et je ne ressentais aucune douleur. Il m’envahissait et se multipliait dans mes artères, dans mes veines, sur mes os et mes articulations. En soi, la sensation n’était pas désagréable et j’aurais pu prendre du plaisir à me laisser coloniser par ces cordes vivantes. Malheureusement, le poison injecté par ma mère et par Annie m’avait rongé à vif et je étais devenu un être fragile, sans défense et apeuré. Je tremblai frénétiquement.
— J’ai mal, Drusilla.
— Criiiik !
— Tu ne sais pas ce que je ressens ! Ma mère me rejette depuis ma naissance, ma femme veut ma mort et mes enfants me renient. Je n’ai aucun futur et mon passé me semble pourri quand j’en relis les principaux chapitres.
— Criiiik !
— Tue-moi, Drusilla. Tu peux faire des expériences sur mon cadavre si tu en as besoin mais soit un peu humaine et achève moi. Je ne mérite pas de finir comme ça, dans la souffrance, la peur et la douleur.
— Croooook !
— Tu vois ! Tu l’admets.
— Croooiiiik !
— Fais vite, Drusilla. Le mal envahit mon corps.
Drusilla ne me répondit pas et à la place je sentis une chaleur fluide pénétrer chaque parcelle de ma peau. Ma peur s’évapora lentement et laissa place à un sentiment de quiétude, à des images d’oasis et de jardin fleuri. Un parfum d’orchidée flatta mes narines et j’eus l’impression de sourire. Je me décontractai et mes muscles douloureux fondirent sur mon squelette. Mes entrailles se dénouèrent et je perçus les battements de mon cœur, de plus en plus forts, tarauder ma cage thoracique. Je repris espoir et je me dis que Drusilla m’avait choisie une mort agréable, dans un grand vent de fleurs, au milieu d’une nature accueillante. Mes yeux roulèrent dans mes orbites et mon cerveau flotta dans ma boite crânienne. Mes penses négatives s’affichèrent en nuages noirs, avec le visage de ma mère, de mon épouse, de mon chef et des personnes qui m’avaient tant brimé lors de mon enfance. Une fumée nacrée les dispersa, les absorba et envahit mon cortex cérébral. Je mourus dans une extase ouatée.
« Albert, bienvenue parmi nous ! » dit une voix grave avec un léger accent roumain. J’ouvris les yeux et je perçus la présence d’un géant chauve à mes côtés, dans un ciel irradié par les rayons de centaines de soleils. Petit à petit, je reconnus Drusilla, sous sa forme humaine, et je la trouvai belle dans sa blouse immaculée. Ses cheveux noirs et ses yeux ténébreux m’invitèrent à me lever et je tentai de me redresser mais le colosse roumain appuya doucement sur mon torse, en signe de refus.
« Calmez vous, Albert, vous avez tout le temps ! » m’ordonna Drusilla tandis qu’un homme me badigeonnait le visage d’une sorte de liquide froid et mentholé. J’obéis à ma muse brune.
— Parlez-moi, Albert, me dit une autre personne.
— Qui me parle ?
— Grigor.
— Où suis-je ?
— En salle de réveil ! Vous avez terminé en beauté avec les opérations chirurgicales et je crois que vous serez épaté.
— Vous nous avez fait peur à la fin, avoua Igor.
— J’ai survécu ?
— Bien entendu, répondit Grigor. Personne ne meurt d’une chirurgie plastique, même aussi lourde que la vôtre.
— J’ai pourtant vue la mort. Et j’ai parlé avec vous Drusilla.
— Vous êtes bien vivant, Albert, confirma Drusilla. Vous pourrez revenir chez vous dans quelques semaines.
— D’ici là , vous connaitrez les joies d’être beau, lança Igor. Je ne sais pas ce que cela fait mais vous allez découvrir le nouvel Albert. A vous les honneurs du salon de coiffure, des magasins de vêtements et des lumières de la ville.
— Pas tout de suite, infirma Grigor, vous devrez attendre que vos hématomes dégonflent mais au vu de votre incroyable constitution, cela prendra une petite semaine.
— Nous vous laissons, Albert, dit Drusilla.
— Restez avec moi, Drusilla. Vous, uniquement.
— Si vous voulez, Albert, même si je ne suis pas censée vous coacher.
— Vous avez fait mieux que ça !
— A bon ? Qu’ai-je donc accompli de si remarquable.
— Vous m’avez aimé.