Voici ma contribution, dans les environs du sujet. Cela vaut ce que ça veau. Merci.
L'homme aux deux visages
Jean Mallory était, comme on dit vulgairement, un double face. Il en était ainsi depuis sa naissance. Ses deux visages exprimaient des sentiments, sinon souvent contraires, du moins toujours différents.
Les gens lui en voulaient et ne se lassaient pas de le critiquer. Ils l'avaient surnommé : l'homme aux deux visages.
Jean Mallory, bien qu'il en souffrît, subissait leurs attaques avec bravoure. S'il avait deux visages, il n'avait qu'un profil, celui du courage. D'ailleurs, que pouvait-il y faire ? C'était sa nature. Il ne pouvait regarder les choses sous un seul angle. Les opposés et les contraires l'attiraient. Il était capitaliste mais se sentait communiste. Il était raciste mais ses amis étaient noirs. Il haïssait les immigrants mais haïssait aussi Le Pen. Il vantait la guerre mais louait la paix. Il était pour la peine de mort et il était contre. Les exemples se multipliaient à l'infini.
Quand il fut temps pour Jean mallory de se choisir une épouse, la tâche fut ardue. Il aimait les blondes et les brunes, les grosses et les maigres, les grandes et les petites, les jeunes et les moins jeunes. Celles qui n'étaient, ni blondes, ni brunes, ni grosses, ni maigres, ni grandes, ni petites tombaient alors dans un autre filet identificatoire qui séparait leurs qualités morales. Jean Mallory était attiré par les femmes vicieuses mais louait leur vertu, il prisait leur intelligence mais trouvait doux aussi le repos que lui procurait leur sottise, enfin, s'il aimait les femmes dociles, il jouissait également de les voir rebelles.
Jean Mallory épousa un homme et eut des maîtresses.
Ce problème résolu, il put pendant un certain temps goûter au bonheur. Bien que son existence fût compliquée, Jean Mallory aurait pu être heureux toute sa vie s'il n'avait pas appartenu à ce monde qui ne pouvait tolérer ses deux visages. Dès qu'on apprit sa nouvelle situation familiale, les reproches à son égard redoublèrent en nombre et en intensité. Désormais on l'accusait tout simplement d'être le Diable. On le frappa d'ostracisme. Son patron le chassa. Son mariage s'effondra. Ses maîtresses le quittèrent après lui avoir pris tous ses sous. Ses amis l'abandonnèrent. Son prêtre le maudit.
Jean Mallory voulut en finir. Il était contre le suicide mais décida que ce moyen était la seule solution qui lui restait.
Il lui fallut choisir la méthode. La pendaison le répugnant, il songea à s'ouvrir les veines. Ce ne fut qu'un songe. Il pensa à acheter un pistolet. Une balle dans la tête et c'était fini. Cette idée disparut. Cette idée seulement. Le projet demeura présent dans sa tête. Il y pensait nuit et jour. Un jour le destin s'en mêla….
Jean Mallory conduisait sa Citroën sur la Nationale 7. Il roulait très vite. Il était distrait. Il réfléchissait trop profondément à son malheur. Il pleuvait. Le soir tombait. Il pleurait. Il ne voyait presque plus. Bref ! Sa voiture percuta un platane.
Jean fut pendant trois jours entre la vie et la mort. Il n'arrivait pas à se décider.
Il fut enfin sauvé.
« Docteur, vais-je survivre ? demanda-t-il en sortant du coma.
- Oui, mon ami.
- Vais-je être ?… Enfin… ai-je tous mes membres ?
- Oui, mon ami : vous avez tous vos membres, seulement…
- Seulement ?… Seulement quoi? docteur.
- Vous devez vous reposer. Je vous dirai tout plus tard.
- Dire quoi, plus tard ? Docteur, quoi ? Quoi ? Par pitié… »
Le docteur eut pitié. Il expliqua à Jean Mallory qu'il avait été défiguré.
« Défiguré !! Vous m'avez défiguré !?
- Ça n'est pas moi ! C'est votre accident…
- Mais vous m'avez sauvé la vie, donc, vous m'avez défiguré ?
- Calmez-vous. J'ai dit que vous avez été défiguré mais vous ne l'êtes plus. »
Encore une fois le docteur expliqua la chose. Les deux visages de Jean Mallory l'avaient sauvé. L'un arraché, l'autre lui était resté.
Jean Mallory sortit de l'hôpital un autre homme. Il n'était plus l'homme aux deux visages. Il était capitaliste, raciste, louait la guerre, la peine de mort et encore beaucoup d'autres choses. Il épousa une femme riche, vieille, laide, frigide et docile. Il fut malheureux toute sa vie et jouit du respect et de l'admiration de la société.
FIN