La fête des anciens
Je roulai sans réfléchir, en direction de la fête des anciens. Retrouver mes camarades de terminale, trente ans après le baccalauréat, me semblait irréel. J’avais quitté cette grande ville depuis bien longtemps, et avec elle mes souvenirs s’étaient envolés. Je ne savais même pas si j’allais reconnaitre mes supposés meilleurs copains de l’époque, mes prétendues amourettes de jeunesse et mes incontournables inimitiés. Seule la curiosité m’avait poussé à revenir à Lyon, capitale des Gaules et de l’autosatisfaction.
Le parking était plein, signe du succès indéniable de l’événement. Une ancienne discothèque reconvertie en maison de la culture avait été louée pour l’occasion. Je me souvenais de cet endroit, haut lieu des soirées branchées propres à la jeunesse lyonnaise. J’avais testé sa piste de danse, le jour de mes dix-huit ans, avec d’autres copains, mes véritables amis, pas ceux du lycée mais des fils à papa rencontrés en Angleterre et devenus les vrais compagnons de mes années adolescentes. Ils me manquaient encore, de temps à autres, quand la nostalgie prenait le dessus sur le réalisme, quand mes quarante ans me pesaient trop.
A l’entrée, un cerbère me demanda mon nom et mes papiers. Je m’exécutai sans rechigner, revenu sur Terre avant l’heure, de retour au pays des peureux et des nouveaux riches, là où les bien-pensants craignaient de voir leur argenterie disparaître sous le manteau d’un Roumain. Une fois l’épreuve réussie, je rentrai dans la place, déjà moins certain de vouloir rester au-delà des vingt minutes diplomatiques.
Comme je m’y attendais, tout le monde s’était mis sur son trente et un. J’avais l’impression d’un mariage princier, à la mode provinciale, avec des quadragénaires en costume trois pièces ou en robes de soirée. Heureusement, tout le monde n’avait pas suivi ce code vestimentaire et certains arboraient une tenue plus décontractée, du genre gentleman-farmer venu présenter sa belle collection de champignons forestiers. On était loin de la rébellion lycéenne.
Je décidai d’investir le bar, une tradition ancestrale chez les réfractaires au troupeau, les timides et les philosophes. Je ne savais pas encore dans quelle catégorie je me rangeais ce soir là . L’avenir me le dirait, assurément. La barmaid, une jolie brunette aux yeux bleus, m’arracha à mes profondes réflexions sociologiques.
— Qu’est-ce que je vous sers, monsieur ?
— Une camomille pour commencer, mademoiselle.
— Nous n’avons pas ça. Les seules boissons chaudes disponibles sont le thé et le café.
— Je plaisantais. M’entendre appelé monsieur m’a vieilli de vingt ans. Je me suis imaginé à la maison de retraite, peinant avec mon déambulateur pour atteindre la buvette.
— Je suis désolée.
— Ne le soyez pas. Vous êtes polie et je suis ronchon.
— Vous allez bientôt revoir des amis de jeunesse. Je suppose que ce n’est pas toujours facile, surtout si vous ne les avez pas vus depuis le lycée.
— Quel est votre prénom ?
— Annette.
— Ravi de vous rencontre, Annette. Moi, c’est Donald.
— Le plaisir est partagé, Donald.
— Vous me sauverez, Annette, quand je serai submergé par les souvenirs à deux balles et les caresses hypocrites.
— Je ferai de mon mieux, Donald.
— Alors, je suis d’accord pour un soda.
— C’est parti !
Annette me rappelait une actrice américaine, fille d’un chanteur de rock métallique, devenue égérie des nains de jardin et des fans de jeux de rôle. J’optai alors pour la technique du phare dans la nuit, avec la belle brune comme repère absolu, une étoile fixe et rassurante au milieu des météores, des comètes et des trous noirs. Cette décision me permit de passer le cap de la première impression et de ne pas repartir immédiatement chez moi.
J’avais à peine attaqué ma boisson pétillante qu’une minuscule blonde perchée sur de hauts talons me regarda avec ses gros yeux, ouvrit une bouche de truite de mer puis se dirigea vers moi, l’air décidé de me socialiser.
— Je rêve ! C’est Donald, commença-t-elle avec la discrétion d’une cantatrice italienne.
— En chair et en os, répondis-je avec un sourire plaqué toc.
— Tu te souviens de moi ? Myriam. Nous étions dans la même classe de terminale.
— Comment aurais-je pu t’oublier, Myriam ?
— Toujours aussi charmeur, Donald.
— C’est un bête don, ma chère. Peu de personnes l’ont, beaucoup en rêvent secrètement.
— Je vois que l’humilité ne fait toujours pas partie de ton matériel biologique.
— Mon confesseur me le dit souvent.
— Tu ne me demandes pas ce que je deviens ?
— Tu m’ôtes les mots de la bouche. La question me brulait les lèvres mais je n’osais pas.
Je me souvenais de Myriam, la reine du maquillage. Jolie poupée à l’époque, elle affolait les premiers de la classe, avec ses grands yeux bleus à la Barbie, ses beaux cheveux blonds tout lisses et ses dents parfaites. Non seulement elle était magnifique, pour qui aimait les modèles réduits, mais en plus elle caracolait en tête du classement des élèves, dans toutes les matières, sauf le basket-ball évidemment. Myriam représentait la beauté des classes de terminale scientifique, ce réservoir d’ingénieurs, de médecins, de pharmaciens et autres professions supérieures, du moins dans mon lycée élitiste. Trente ans plus tard, elle n’avait presque pas pris une ride, gardait une silhouette gracieuse et maniait sa langue de vipère avec agilité.
En cinq minutes montre en main, j’appris tout de Myriam. Elle avait épousé Patrick, le frimeur de ma classe, pondu trois enfants, décroché son doctorat de sciences et obtenu une chaire à l’Université. Son mari, l’amour de sa jeunesse, l’avait quitté après vingt ans de bons et loyaux services, pour sa passion de la course automobile. Depuis, elle lui vouait une fidélité exacerbée, allant jusqu’à conserver son nom de femme mariée et lui dédier un autel marbré dans ses souvenirs. Fidèle à son statut social, Myriam avait gardé le contact avec chaque membre de son clan de l’époque, celui dont elle était la reine et Patrick le roi. D’ailleurs, elle se félicitait de les avoir réunis dans cette fête, même si elle ne l’avait pas organisée. Flaubert aurait consacré des pages à dépeindre Myriam, ses amis et ses paillettes.
Fière de m’avoir raconté sa réussite, Myriam me lâcha sous le prétexte de mettre de l’huile dans les rouages. Je l’excusai d’un sourire convenu puis retournai à mon soda. Annette me ramena sur Terre.
— Vous avez une touche, Donald !
— Avec qui, Annette ?
— Ce serait trop simple, si je vous le disais. Sachez seulement que pendant vos retrouvailles avec Madame Myriam, une femme brune n’a pas cessé de vous regarder, n’osant pas vous interrompre.
— Vous pouvez la décrire ? Dites moi qu’elle est belle, grande, prénommée Annette et un peu coquine.
Annette se mit à rire. Visiblement, elle appréciait mon humour, un sérieux prérequis avant d’envisager des relations plus horizontales.
— Donald, je vais vous décevoir.
— Vous n’aimez pas les quadragénaires drôles, bien conservés et prénommés Donald ?
— Bien essayé, Donald. Je choisis le joker.
— Vous allez appeler un ami ?
— Vous préférez que je demande au public ?
— C’est toujours mieux que le cinquante-cinquante, non ?
— Revenons à nos moutons, Donald. Je vous la décris, votre amoureuse transie, celle dont vous avez certainement fait palpiter le cœur sans le savoir, quand vous n’étiez qu’un jeune impertinent occupé à raconter des blagues et distribuer les bons mots.
— Vous me connaissez trop bien, Annette. Vous êtes médium, c’est ça ?
— Exactement ! Dans ma boule de cristal, je vois cette femme brune, le genre quelconque, ni vilaine ni jolie, juste insignifiante, s’engaillardir et venir vous aborder, dans l’espoir intime de vous arracher votre costume de scène et conquérir votre cœur d’artichaut.
Non seulement Annette ne manquait pas de répondant, mais en plus elle avait raison. Une main se posa sur mon épaule et une voix féminine interrompit mon flirt.
— Donald ?
— En personne, répondis-je en me retournant.
— Je ne sais pas si tu te souviens de moi. Nous étions dans la même classe de terminale. Je m’appelle Muriel.
— Bien sûr, Muriel, je ne t’ai pas oublié, mentis-je. Que deviens-tu ?
— Je suis journaliste.
— Presse écrite ou audio-visuel ?
— Les deux. En fait, je travaille pour CNN Europe et écris en même temps pour un journal dématérialisé.
— Bravo !
En vérité, même si Muriel semblait un million de fois plus intéressante que Myriam, elle-même certainement moins morne que la majorité des invités, je n’avais pas l’intention de discuter géopolitique avec une ancienne invisible, une de ces filles sans saveur et sans odeur comme il y en avait tant dans mon lycée. Même avec un Nobel et deux Pulitzer, Muriel restait Muriel, un non-souvenir de ma vie lycéenne, un élément de décor au sein de ma lointaine adolescence. Il me fallait m’en débarrasser au plus vite, en respectant bien sûr l’étiquette bourgeoise et les principes de mon éducation catholique, et me concentrer sur mon objectif à court-terme : quitter cette fête ringarde, avec Annette sous le bras.
J’écoutai Muriel me raconter sa mutation de chrysalide sombre en papillon gris, ses longues études de journalisme, ses quatre enfants, son mari absent, son inéluctable divorce, ses nombreux reportages en Afrique et sa progression dans les cercles fermés de la gauche utopiste. Je me surpris à la revoir avec ses lunettes cerclées de métal, sa coupe de communiante, son rire hystérique et sa bande de vilaines. Muriel revenait, petit à petit, dans les méandres de ma mémoire, figurante d’un théâtre effacé, anonyme perdue au milieu des ombres. Je n’avais jamais porté mon attention sur elle ou ses copines, remarqué ses yeux de grenouille morte d’amour et son rouge aux joues dès que je lui souriais les yeux dans les yeux. Sous une écorce anodine se cachait un être profond, une sensibilité exacerbée, une intelligence remarquable et malheureusement pas assez remarquée. Muriel ressemblait à un diamant brut enfermé dans un charbon fossilisé.
Plus le temps passait, plus il me semblait difficile d’éconduire Muriel proprement. J’éprouvais de la compassion pour mon ancienne camarade de classe, toujours aussi invisible mais un peu plus courageuse. Mon salut vint de Myriam, la reine des poupées.
— Donald, te souviens-tu de Sophie et Fabienne ? Je leur ai dit que tu étais venu. Elles ont hâte d’en savoir plus sur ta vie, tes amours, ta carrière, dit Myriam sans se préoccuper de Muriel.
— J’en suis ravi, répondis-je. Je discutais justement avec Muriel. Tu te souviens d’elle, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, siffla Myriam. Salut, Muriel !
— Bonjour Myriam, répliqua poliment Muriel.
— Parfait, je vois que tout le monde est en phase, lançai-je. Allons réveiller nos souvenirs adolescents, au son des bulles de champagne. Nous te suivons Myriam !
Myriam nous guida jusqu’à une table ronde, placée idéalement, pas trop près de la piste de danse, proche d’un autre bar, loin des enceintes d’où vomissait une atroce musique des années quatre-vingt. J’encourageai Muriel en lui pressant délicatement l’avant-bras, provoquant un rougissement express de son visage et un sourire ravi. La lycéenne revenait à la surface. Arrivée à la table, Myriam s’acquitta des présentations d’usage. Fabienne, une brune fade, était également une élève de ma classe de terminale, la suiveuse par excellence, la meilleure dame de compagnie pour la reine Myriam. Le gras du bide assis à côté d’elle se présenta comme son mari, un autre ancien du lycée, de la promotion précédente. Je fis semblant de me souvenir de lui, même si son visage ne me rappelait rien. Sophie, une rousse à la face ronde, le genre Anglaise à grandes dents, avait été une de mes camarades de classe en seconde. Le hasard des plannings scolaires nous avait affecté dans des classes différentes dès la première scientifique et j’avais eu la chance de ne plus la côtoyer le reste de ma scolarité. Je ne savais même pas qu’elle était devenue un maillon important du clan de Myriam. Quant au dernier de la table, c’était le mari de Sophie, un grand échalas prénommé Olivier, amoureux de sa rouquine depuis le lycée. Aussi important dans son couple que le mâle chez la baudroie, il apportait les consommations et les gâteaux apéritifs, riait aux blagues de Myriam, coassait un ou deux compliments à sa femelle crapaud puis s’endormait sur son nénuphar. Muriel me regarda, amusé, puis s’assit à mes côtés.
Fidèle a son habitude, du moins dans mes souvenirs, Sophie commença en beauté, en mettant les pieds dans le plat.
— Alors Donald et Muriel, vous êtes ensemble ?
— Je vois que notre secret est éventé, ma chérie, dis-je en caressant la joue de Muriel.
— Tu ne me l’avais pas dit toute à l’heure, me reprocha Myriam.
— Pourquoi, tu voulais me présenter une célibataire ?
— Je crois que c’est elle la célibataire, persifla Sophie.
— C’est bon, on ne va pas passer la soirée la dessus, coupa Myriam.
— Ce serait dommage, en effet, confirma Muriel.
Sophie affichait un regard victorieux, comme si elle venait de déposer la tenante du titre. Myriam essayait de ne rien montrer mais était visiblement atteinte, prise au dépourvu par la question perfide de sa supposée amie, par ma réponse inattendue et par mon choix en termes d’amoureuse. Dans l’esprit étriqué de Myriam, je ne pouvais pas sortir avec Muriel, l’anonyme de service quand nous avions dix-sept ans. Elle avait probablement établie sa stratégie de reine du bal sur cette hypothèse, sachant certainement que j’étais divorcé, une information écrite noir sur blanc dans mon formulaire de réponse à l’invitation. Parce qu’elle régnait sur sa mare, Myriam se croyait toujours au lycée, la fille irrésistible, le rêve des batraciens mal dégrossis et des frimeurs en quête de gloriole. Je devais être le prochain.
Le reste de la soirée se passa sans surprise. Myriam quitta rapidement la table pour parader auprès des autres invités, Fabienne la suivit, son mari nous raconta ses anecdotes de pharmacien, Sophie joua aux questions et réponses pour tester ma relation avec Muriel, j’inventai une vie amoureuse digne d’un film américain des années soixante et Muriel testa tous les alcools forts. Lassée d’éprouver notre amour, Sophie se lança sur la piste de danse, bientôt suivie de son époux et de celui de Fabienne.
Nous étions enfin seuls, Muriel et moi, amants officiels dans une soirée d’anciens. Il était temps de revenir à la réalité.
— J’espère que tu ne m’en veux pas de ce mensonge, Muriel, commençai-je.
— C’était un beau mensonge, répondit-elle. Moi-même, j’y ai cru. Il ne manquait plus que le baiser.
— Je n’ai pas voulu forcer la dose, sinon Myriam n’aurait pas avalé la couleuvre.
— Question manipulation, tu as l’air de t’y connaître.
— Je dirais plutôt que j’habille bien le réel d’habits de lumière. C’est mon métier.
— Tu étais déjà comme ça au lycée.
— Je sais.
— C’est ce que j’aimais en toi.
— Je ne savais pas.
— Tu ne me regardais pas.
— Je ne regardais personne au lycée. Ma vie était ailleurs. Myriam et sa clique ne m’intéressaient pas plus que les autres. Je ne sais même pas pourquoi je suis venu ici ce soir.
— Moi non plus.
— Au moins, on s’est bien marré. Myriam a perdu sa couronne. Sophie va désormais régner sur leur royaume de nains.
— Maigre consolation.
La conversation prenait un mauvais tour. Muriel avait forcé sur les spiritueux et annonçait une mer agitée. Je devais retrouver mon cap, fixer mon phare et tenir ma route. Je me levai.
— Je vais te chercher un café fort, Muriel. Tu es bourrée.
— Il ne fallait pas me faire rêver, Donald. Je ne veux pas me réveiller.
— Alors endors-toi gentiment, Muriel, je vais au bar prendre du soda puis reviens te bercer.
— Tu me chanteras une chanson ?
— Oui.
— Je t’attends. Ne te perds pas en route, conclut Muriel en vacillant des yeux.
Je me dirigeai vers le bar, pas très fier de mon stratagème. Annette essuyait quelques verres et fournissait les rares accoudés en cacahouètes et bretzels.
— Le joli cœur est de retour, ironisa-t-elle.
— Que vous dit votre boule de cristal, Annette ?
— Qu’il est l’heure de vous évader.
— Voulez-vous me sauver, Annette ?
— Je crains bien que ce soit mon destin, du moins ce soir, Donald.
— Ne traînons pas, Annette, sinon mes souvenirs vont nous rattraper.
— A ce point ?
— Je vous raconterai.
— En Technicolor et Dolby Stéréo, j’espère.
— En Donaldocolor, une nouvelle technique multidimensionnelle.
— On est parti !