Révolte sonore
« L’ordre international des cloches de Pâques, rien que ça ! » se dit Robert Wilkinson en relisant sa fiche de mission. Il ne connaissait pas cette organisation secrète, malgré ses longues années d’expérience en matière de coups fourrés, de bandes malfaisantes et autres clubs de psychopathes, au temps où il officiait dans une célèbre agence de renseignements. Robert Wilkinson entra dans le bureau du général Wilson, un proche de la présidente démocrate nouvellement élue. Ce dernier n’était cependant pas seul, entouré de grands garçons à lunettes et de lourds pithécanthropes en costume noir.
— Ah, Magic Bob, notre sauveur, commença Wilson. Seul vous pouvez démerder une telle situation.
— Définissez le niveau de merde, mon général, répondit Magic Bob.
— En gros, les cloches de Pâques ont décidé de ne pas sonner cette année, à l’appel de leur syndicat mondial.
— Qu’est-ce qu’on en a à foutre ?
Robert Wilkinson, plus connu sous son pseudonyme de Magic Bob, n’était pas un fervent des pratiques religieuses, encore moins des simagrées chrétiennes. Depuis qu’il avait quitté l’Agence, il s’était installé à Hawaii, où les seules divinités intéressantes s’appelaient les volcans, les belles aux colliers de fleurs et les cocktails parfumés de son bar favori. Alors, libre de tout engagement auprès du gouvernement américain, il pouvait désormais laisser flotter son esprit critique, challenger les options présidentielles en matière d’ingérence dans les affaires des autres, résumer une situation a priori compliquée en une seule et abrupte question. Pour cette raison et des milliers d’autres, Magic Bob bénissait plus que jamais son statut d’indépendant.
Le général Wilson sourit à la question de l’ancienne légende des services secrets américains.
— Décidemment, Bob, vous n’avez pas remisée votre langue dans votre poche, lança-t-il. J’ai toujours aimé ce style direct, vous le savez. Malheureusement, je ne suis pas le seul décideur sur ce coup. Notre présidente a dépêché ses experts en sciences religieuses, des gars bardés de diplômes, avec des mentions en latin et tout le tremblement.
— Ne me dites pas que cette organisation est à Rome, maugréa Magic Bob.
— Le problème est plus complexe, monsieur Wilkinson, commença un des grands garçons à lunettes.
— Je m’en doutais. Laissez-moi imaginer. Je tiens le truc : vous ne savez pas où elle est, qui la dirige, pour qui elle travaille. J’ai bon ?
— Nous sommes en train de réduire le nombre d’hypothèses. Nos analystes, avec l’aide du Pentagone, de nos alliés du Mossad et du MI6, du réseau « Eléphant », émettent des scénarios. Tout ce que je peux dire avec certitude, c’est que « l’ordre international des cloches de Pâques » est d’origine européenne, plutôt de l’Ouest, une organisation émancipée du Vatican.
— Sans déconner ? Vous avez carrément avancé. Je suis impressionné.
Les grands garçons à lunettes rougirent, signe qu’ils n’avaient rien compris au sens profond des paroles lancées à la volée par Magic Bob. Le général Wilson retint une envie de rire. Les lourds pithécanthropes en costume noir se détendirent un peu du holster. Magic Bob en arriva à la conclusion habituelle : personne ne maîtrisait rien dans une énième histoire à dormir debout. Les politiques se méfiaient des militaires, les soldats évitaient les espions, les agences gouvernementales se tiraient dans les pattes, les binocleux composaient des algorithmes savants pour expliquer l’intangible. Même Albert Einstein, avec sa théorie quantique n’aurait pas imaginé une telle invraisemblance. C’était là que Magic Bob était en général consulté, pour réussir là où les autres s’étaient lamentablement pris les pieds dans le tapis.
Le lendemain matin, Magic Bob prit l’avion en direction de l’Europe. Sa feuille de route n’était toujours pas très claire, avec comme seule ligne directrice la mention « convaincre les cloches de Pâques de sonner le jour J » écrite en rouge sur son ordre de mission. Comme d’habitude, il avait négocié un copieux acompte sur ses honoraires, une somme à sept chiffres versée en une fois sur son compte aux Iles Cayman, ainsi que l’accès aux fonds secrets de l’Agence. Adepte de la devise « gouverner c’est prévoir », Magic Bob avait mobilisé son réseau d’informateurs, d’anciens agents secrets de tous bords, d’actuels intermédiaires entre les différentes familles maffieuses, voire quelques hommes politiques versés dans les coups tordus mais à forte rentabilité. Il savait que ses contacts allaient entamer une partie de poker menteur mais cela lui importait peu, tant qu’il pouvait en tirer quelques informations cohérentes, et ainsi éliminer la moitié des options possibles.
Les jours suivants, il rencontra ses contacts, à Londres et Paris, à Berlin et Madrid, multiplia les recherches sur les réseaux alternatifs, sans résultat tangible. Il semblait que personne n’avait le début d’une idée sur pourquoi cet « ordre international des cloches de Pâques » avait décrété le silence pascal malgré ses conséquences inévitables sur le moral des Chrétiens. Washington commençait à s’impatienter, d’autant plus que la presse se mêlait à l’histoire, ébruitant le gros de l’affaire, créant du doute dans l’inexplicable, à coups de théorie du complot ou de présumée décadence des valeurs occidentales. La thèse de l’ingérence d’une puissance extra-terrestre avait même failli poindre, véhiculée par un grand couturier français, fanatique des explications surnaturelles. Loin d’être anodin, ce dernier point amena Magic Bob à changer de paradigme.
La rue de la grande truanderie méritait bien son nom ce soir-là . Magic Bob refoula un sentiment de dégoût en croisant des junkies décharnés et des prostituées sur le retour. Hawaii lui manquait. Il se sentait las de cette enquête, peut-être celle de trop dans une longue carrière passée à chercher des vessies, à les habiller en lanternes, pour finalement perdre le sens du mot « vérité » au profit d’intérêts nationaux. Arrivé à destination, il entra dans l’immeuble défraichi, gravit les trois étages indiqués par son informateur puis frappa à une porte bistre.
— Qui vient là ?
— Magic Bob.
— Quel est le sésame ?
— Waka-Jawaka !
La porte s’ouvrit, laissant apparaitre un géant chauve au regard peu amène. Magic Bob se demanda si ce n’était pas un agent russe ou bulgare, vu son accent prononcé. Le double-mètre le fouilla consciencieusement, sans un mot, puis lui indiqua de la main le chemin à suivre. Magic Bob marcha jusqu’à la salle placée au fond à droite du couloir dédalesque, sentant le souffle du cerbère dans son dos, puis entra.
— Voilà donc le fameux Magic Bob, dit une vieille femme au regard pétillant. Je vous croyais retiré des affaires d’espionnage.
— Que dire de vous, madame Irma. Je pensais que vous étiez une légende, un canular inventé de toutes pièces par les gars de Moscou, un nuage de fumée bien utile pour les enquêtes non résolues ou les histoires obscures.
— Je n’ai pas bénéficié du même traitement que le comte Dracula ou le docteur Frankenstein, certes, mais j’existe, en chair et en os.
— En parlant de Frankenstein, c’est sa créature qui m’a ouvert ?
— Non, répondit la Madame Irma en souriant. Vous avez juste rencontré mon neveu Igor, un Immortel peu loquace. Bon, arrêtons là les politesses et racontez moi votre cas.
Magic Bob décida de jouer cartes sur table, sans encombrer son récit des stériles précautions rhétoriques propres aux diplomates démocrates et des coups de mentons dignes des chefs à plumes du Pentagone. Madame Irma l’écouta attentivement, ne posa aucune question et le regarda droit dans les yeux.
— Vous savez tout, désormais, termina Magic Bob.
— Je ne sais rien, en fait. Ma seule certitude, c’est que vous êtes dans le flou, tout comme votre gouvernement, ses alliés et même ses ennemis. Pour cette raison, vous avez opté pour une voix alternative, loin des sentiers balisés de la raison scientifique et de l’information en temps réel. Le dieu Google s’avère impuissant alors vous vous tournez vers la boule de cristal.
— Ce n’est pas plus con que de lire dans les os de poulet ou la merde de chien.
— C’est un peu moins écologique.
— En plus, j’ai déjà pratiqué cette option avec un de vos collègues chinois. A l’époque, il m’avait fait jouer au tarot.
— Vous voulez parler de Ming Li Fu ?
— Exactement !
— Le pauvre n’avait pas prévu de finir dans les geôles de Pékin. Comme quoi, même le tarot chinois a ses limites.
Madame Irma proposa une boisson chaude à Magic Bob puis débuta son cérémonial.
— Je vous préviens, Magic Bob, vous n’allez pas boire que du thé. J’ai ajouté un nectar de ma composition, dans le but d’ouvrir des portes insoupçonnées de votre subconscient. La divination, voyez-vous, ne se réduit pas à la boule de cristal et aux signes de l’au-delà . Dans le cas présent, il s’agit de combiner les informations que vous avez récolté et celles issues de votre passé d’espion américain, de les faire rentrer en résonnance pour amener votre puissant esprit déductif à trouver une solution.
— On dirait du Aldous Huxley.
— Si vous saviez combien de fois je l’ai rencontré, lui, ainsi que d’autres artistes en recherche d’inspiration ? J’ai particulièrement adoré ma nuit avec le beau Jim Morrison, un vrai beau souvenir.
— Dois-je chanter la fin ?
— Non, rassurez-vous. Laissez-vous aller, ne mettez pas de barrières mentales entre nous, ne jouez pas de votre humour californien pour vous défiler.
Magic Bob se sentit partir. Le décor changea de couleur, un peu comme un kaléidoscope. Le son sembla gagner des dimensions, avec des ondes venant du haut, du bas et de la profondeur de son cerveau. La voix de Madame Irma se fit lointaine, presque intersidérale.
— Où êtes-vous, Robert ?
— Je ne sais pas.
— Que voyez-vous ? Décrivez-moi le paysage.
— La mer ou l’océan. Je pense que c’est le Pacifique. Je reconnais son odeur, celle de mon enfance quand j’allais surfer avec mes copains d’école après les cours. Le sable est mouillé.
— Voyez-vous des maisons ? Des gens ?
— Non. C’est désert. Pourtant, il fait beau, le soleil est au plus haut et le vent est idéal pour le surf. C’est bizarre, j’ai l’impression que cette plage n’a jamais connu autre chose que les vagues. Il n’y a aucune trace d’activité humaine, même passée.
— Quel âge avez-vous ?
— Je ne sais pas. Je ne vois pas mon corps, juste une ombre déformée sur le sable. Si je me penche, je ne vois pas mes pieds. Je ne sais même pas si j’ai des bras, un tronc ou des jambes.
— Vous êtes devenu une partie de la plage, Robert.
Robert Wilkinson accepta l’idée. Devenir un grain de sable noyé dans les vagues du Pacifique lui sembla confortable, presque jouissif.
— Qu’êtes-vous venu faire ici, Robert ?
— Résoudre une affaire de cloches de Pâques.
— Quel est leur problème ?
— Elles refusent de sonner le jour J.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je m’en fous royalement.
— Pourquoi ça ?
— Je suis un grain de sable dans l’Océan Pacifique. Il n’y a pas de jour J, X ou Y, juste les cycles solaires et lunaires.
— Et si vous étiez, vous aussi, une cloche de Pâques ?
— Je ne sonnerais plus.
— Pour quelle raison ? Sonner est votre essence même.
— Je n’aurais plus la force de carillonner, de faire semblant, comme si le monde tournait aussi rond qu’avant, au temps où je n’étais qu’une petite clochette. Je refuserais de sonner au nom de la vanité des hommes, de leurs illusoires croyances, de leur manie de tout régenter. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui dit qu’une cloche soit obligée de sonner ?
— Continuez, Robert.
Robert Wilkinson imagina un monde où les hommes sonneraient à leur tour, à des moments aléatoires, dans un carillon de joie et de fraternité. Il rêva d’une existence loin des clochers, des églises ou des monastères. Il se mit à comprendre la silencieuse révolte des cloches, une façon comme une autre de revenir aux fondamentaux, de s’unir avec les grains de sable du Pacifique, les gouttes d’eau salée et les rayons de soleil. L’univers devint de plus en plus vaste, sortant du pré carré des discours officiels sur l’infiniment grand. La réalité explosa dans un ciel constellé de diamants.
Le général Wilson écouta patiemment le rapport de Robert Wilkinson, devant une assemblée médusée de conseillers en sécurité et de militaires haut placés.
— Si je résume, les cloches de Pâques ont décidé de ne plus sonner, sans autre raison qu’une envie d’exister autrement. C’est ça, Bob ?
— Oui, général Wilson !
— Et personne ne les a influencées. Les triades chinoises, la maffia sicilienne, les islamistes des tous bords, j’en passe et des meilleures, ne sont pour rien dans ce bordel. Ai-je bien compris ?
— Cent pour cent, général !
— Enfin, vous ne voulez pas dévoiler vos sources, celles qui vous amènent à de si belles conclusions.
— Je pourrais incriminer Joan Baez ou le Dalai Lama, général, mais vous seriez capable de les mettre en détention préventive à Guantanamo. Ce ne serait pas juste.
— Si Joan Baez est dans le coup, il faut délivrer un mandat d’arrêt, rugit un jeune conseiller.
— Et si le Dalai Lama est complice, nous devons négocier avec Pékin, ajouta un vieux général trois étoiles.
— Messieurs, calmez-vous, ordonna le général Wilson. Magic Bob ne fait qu’illustrer ses propos. Ses sources sont confidentielles, elles l’ont toujours été, et ce n’est pas le sujet. Nous avons payé, cher je dois l’avouer, pour savoir qui se cache derrière cet « ordre international des cloches de Pâques » et pourquoi cette menace, si c’en est réellement une. Nous avons une réponse, moins floue que les différentes théories pondues par nos as du renseignement. Qu’elle nous paraisse incongrue ne change en rien la donne. Magic Bob a fait le job !
Grâce au général Wilson et à la présidente américaine, Robert Wilkinson obtint le reste de ses honoraires. Il repartit à Hawaii, se promettant de ne plus jamais quitter ses pénates, même pour une somme à sept chiffres. Les cloches de Pâques ne sonnèrent pas pendant une dizaine d’années. Un auteur américain, grand connaisseur de Rome et du Vatican, en tira une suite de romans, portés plus tard à l’écran sous la direction de Tom Hanks, avec Brad Pitt dans le rôle de Magic Bob. Le monde continua de tourner, l’Océan Pacifique de balayer des milliards de grains de sable, et des hordes de petits Américains de s’empiffrer de chocolat.