Demain est un autre jour
Je remercie le magazine Science & Vie de m’avoir proposé l’éditorial du mois de juin ; cette occasion me permet de donner mon avis sur un sujet ô combien passionnant et qui se résume en un simple mot composé : la science-fiction.
Au lecteur qui me demande comment je définis la science-fiction, je réponds simplement par une phrase emblématique : demain est un autre jour.
Il y a longtemps que la science a dépassé la fiction ; Jules Verne a essayé d’imaginer le futur à partir de ses lectures scientifiques et malgré son génie il n’a pu que transcrire les peurs de son époque. Le sous-marin utilisé dans ‘Vingt mille lieux sous les mers’ n’était pas une nouveauté et le vaisseau volant de ‘Robur le conquérant’ s’inspirait des futurs zeppelins allemands. Le génial écrivain français a utilisé un contexte historique et n’en a pas beaucoup dévié ; en cela il était classique et utilisait la science pour agrémenter des récits d’aventure et non pour générer de la fiction. Tous les auteurs de ce genre littéraire ont essentiellement écrit dans cet état d’esprit ; le plus bel exemple est Isaac Asimov avec sa série ‘Fondation’ où la science est utilisée dans la narration pour expliquer des éléments contextuels comme le cerveau positronique ou la psycho-histoire.
Dans tous les cas, Jules Verne et Isaac Asimov ont voulu donner leur vision de demain ; la science n’a été qu’un moyen de légitimer leur approche en disant : et pourquoi pas ?
Alors, me direz-vous, que veut dire raconter une histoire qui se passe demain ?
Pour répondre à cette question, je vais dépasser la science tout en utilisant une de ses références historiques en la personne de Sigmund Freud ; je vais utiliser le ressort narratif de la blague.
C'est une femme qui consulte le docteur Freud.
— Docteur, mon fils m'inquiète ; il ne cesse de torturer les animaux et semble prendre du plaisir à le faire. D'abord c'était les mouches dont il arrachait les ailes, ensuite il a crevé les yeux du chat de madame Cohen, enfin il a empoisonné le chien de monsieur Levi. J'ai peur qu'il s'en prenne un jour à ses petits camarades de classe. Je ne sais plus quoi faire, docteur.
— C'est l'âge qui veut ça, ne vous inquiétez pas outre-mesure ; à dix ans on expérimente de nouveaux territoires et c'est normal pour un jeune garçon. Vous verrez qu’à l'adolescence il trouvera son équilibre et abandonnera certainement ses activités morbides.
— Vous me rassurez, docteur Freud.
— De rien, madame Hitler, je vous souhaite une bonne journée.Que nous enseigne cette petite histoire? D’abord, que la science n’est pas exacte et que se baser sur cette seule source peut amener l’écrivain à se tromper de façon magistrale. De plus, elle nous rappelle que la réalité dépasse souvent la fiction ; dans cette blague, ce n’est pas l’erreur de jugement de Sigmund Freud qui représente la chute mais le nom tristement célèbre de sa patiente.
Je soupçonne d’ailleurs l’auteur de ce trait d’humour d’être un passionné de science-fiction.
Dans ce cas précis, l’écrivain pourrait imaginer un demain différent ; la mère de ce garçon perturbé aurait pu consulter un prêtre, par exemple. Imaginons la scène ; l’église décide que c’est un cas de possession par le Malin et pratique un violent exorcisme. Peut-être que le visage du monde en aurait été changé. Si l’auteur de science-fiction verse dans le pessimisme, il dira que le garçon deviendra fou ce qu’il était déjà nous le savons maintenant ; sa vision du futur en sera quand même modifié. Je vous laisse imaginer la version optimiste ; quoi qu’il en soit, l’auteur peut décliner à volonté sa conception du futur à partir des éléments dont il dispose et de ses propres convictions ou de son état d’esprit.
La science-fiction permet à l’auteur de passer des messages sur une réalité qui jamais n’arrivera ou n’est pas encore arrivée ; le lecteur achète cette vision du futur ou ne la consomme qu’un instant mais il voit autre chose que son propre présent. L’auteur de science-fiction, celui qui fait l’effort de soumettre au lecteur de la matière à réflexion, dénonce dans sa vision futuriste les errements ou les peurs de son époque ; en cela il fait autant progresser les consciences que Zola ou Steinbeck en leur temps.
Albert Einstein a dit en 1927 : « Dieu ne joue pas aux dés ». Cette vision déterministe du monde correspondait à une quasi-religion ; elle représentait la réponse aux physiciens quantiques, ceux qui croyaient en un univers de probabilités, lors d’un grand congrès scientifique où s’affrontèrent ce jour-là deux représentations du monde et de la matière. Depuis cette célèbre phrase, la science essaie par tous les moyens de trancher entre ces deux conceptions ou de les réunifier ; en cela elle laisse de la place à l’écrivain de science-fiction pour imaginer le futur.
Donald Ghautier