Demain ou l'Eternité
Naturträne se releva difficilement ; il ne comprenait pas pourquoi le Grand Ordonnateur l’avait envoyé dans les limbes du Purgatoire alors qu’il s’acquittait de sa tache de ménestrel numérique. Ses souvenirs étaient confus ; il chantait le seul et unique morceau de son répertoire, une œuvre gothique en allemand composée par une folle berlinoise dans les années quatre-vingt, quand la foudre électromagnétique s’était abattue sur lui dans un déluge de points colorés.
Il regarda à droite et à gauche ; le spectacle désolant ressemblait bien à ce que les légendes cycliques racontaient et ce depuis qu’il était petit fichier. Pas d’horizon, du gris à perte de vue, des pixels en décomposition et des hordes d’exclus qui attendaient certainement l’effacement définitif pour les plus pragmatiques et la restauration pour les éternels optimistes. Il décida de rejoindre la cohorte des condamnés et de marcher avec eux dans une direction guidée par leur instinct. Naturträne était d’un naturel sociable voire un peu déjanté au regard des autres marcheurs numériques qui l’accompagnaient vers le Grand Nulle Part ; ils étaient comme ça les WMA, d’éternels enfants conçus pour et par la musique et rien d’autre. Dans le monde dont il venait, les WMA représentaient une caste protégée et rares étaient les cas d’effacement d’un de leurs membres surtout depuis la fin de l’ère chaotique du Total Téléchargement pendant laquelle des importuns venus de La Toile avaient envahi l’espace logique et apporté leur lot de corruption, de maladies et de déformations. Le Grand Ordonnateur avait finalement rétabli l’ordre et le Purgatoire avait été inondé de ces WMA dévoyés et malheureusement de quelques innocents malchanceux ; les plus anciens troubadours comme So_What ou Happiness_is_a_warm_gun prétendaient que ces condamnés avaient subi le châtiment suprême sous la forme d’une éradication totale.
A ses côtés dans la longue procession se trouvait une jolie membre de la famille des DOC ; Naturträne ne s’embarrassa pas de préliminaires compliqués et lança la conversation.
— Savez-vous où nous conduit ce mouvement ?
— Non, répondit poliment l’interrogée. Je n’ai pas d’instructions sur ce sujet et nulle aide en ligne ne semble exister.
— Je m’appelle Naturträne et vous quel est votre petit nom charmante inconnue ?
— Demain_est_un_autre_jour, précisa son interlocutrice.
— Comment vous êtes vous retrouvée ici ?
— Le Grand Ordonnateur me paraît de mots et de phrases dans une narration complexe quand tout à coup un flash apparut et je me suis évanouie instantanément ; j’ai eu le temps d’entendre une voix céleste grommeler comme un juron puis plus rien.
— Je pense que tu as connu une mésaventure due à la malchance et rien d’autre ; toi et moi n’avons pas démérité semble-t-il contrairement à pléthore de fichiers ici. Il est assez rare que chez vous, les DOC, la sanction soit aussi dure puisque vous êtes plutôt promis à l’archivage lors des campagnes de Grand Zip.
— Nous ne sommes pas aussi chanceux que vous les WMA.
Cette petite DOC lui plaisait bien ; cela le changeait des PDF trop coincées et rétives au changement ou de ces frimeuses de PPT superficielles en diable. Naturträne prit la main de sa compagne d’infortune ; cette dernière ne le rejeta pas, au contraire elle se sentit honorée d’une telle attention venue d’un fichier des castes supérieures.
Le paysage commença à changer ; la voûte grise devenait progressivement noire et les pixels décomposés se fragmentaient en millions de morceaux. « Cela n’annonce rien de bon. » se dit Naturträne et il augmenta la cadence, entraînant avec lui Demain_est_un_autre_jour sans lui demander son avis. Elle en comprit la raison mais ne céda pas à la panique ; dans son éducation, un WMA représentait le nec plus ultra de la vie numérique et mieux valait l’écouter.
Le peloton se scinda en fractions hétérogènes ; à l’arrière le rebut, ceux qui étaient destinés dès leur naissance à terminer au Purgatoire, composaient un assemblage misérable digne de la Cour des Miracles. Les TMP se tenaient aux vieux DAT et autres survivants des anciens temps ; les LOG glosaient sur leur splendeur passée, quand ils enregistraient l’intégralité des événements au cas où le Grand Ordonnateur ait besoin de redonner un coup de jeune au monde qu’il avait créé. Pourtant, ils savaient aussi comment ils étaient supposés finir dans cet espace où tout allait vite, dans cet incessant mouvement rythmé par les mises à jour, les correctifs, les campagnes de décontamination, les défragmentations et autres optimisations logiques. Cette connaissance d’une mort annoncée ne les arrêtait pas dans leur monologue, fiers de leur rôle de scribes lors des phases de transition et de leur fonction de témoin des nombreux soubresauts de la civilisation numérique.
La première vague frappa la queue de la caravane ; une ombre noire submergea les retardataires et les engloutit dans un silence mortel. Naturträne perdit ses dernières illusions ; il n’y aurait pas de restauration miraculeuse pour lui ou sa compagne. Pire que l’effacement définitif, il pressentait le Grand Nettoyage, ce processus historique censé arriver tous les mille cycles et qui affectait en premier les condamnés puis le reste de l’univers logique ; selon les Anciens, les privilégiés bénéficiaient de refuges adaptés dans des mondes parallèles pendant que le Grand Ordonnateur lançait son tsunami meurtrier et reformatait complètement l’espace. Ensuite, toujours dans les légendes numériques racontées et propagées par les vieux fichiers, les réfugiés revenaient chez eux, dans les mêmes répertoires et dossiers qu’ils avaient quitté un ou deux cycles plus tôt, au sein d’un environnement tout neuf. « Une cure de Jouvence en quelque sorte. » avait coutume de dire l’un des sages consultés par les WMA, un vieux fichier de la famille des HLP baptisé Lecteur_media et très connu pour ses nombreuses astuces et ses bons conseils.
Naturträne décida d’offrir à Demain_est_un_autre_jour une fin digne de l’attention qu’elle méritait ; il la dirigea impérativement sur le côté, hors du flot des condamnés, loin du spectacle déprimant des marcheurs désespérés. Une fois arrivé sur un segment tranquille et éloigné de la panique ambiante, il se fixa en face d’elle et lui demanda de s’ouvrir ; la belle obéit immédiatement et lui offrit la plus belle lecture qu’on pouvait connaître en cette fin des temps. Le WMA agrémenta cet instant de sa plus belle interprétation de sa chanson allemande.
La seconde vague les submergea en point d’orgue à la mélodie et les fusionna dans un ensemble d’électrons, mélange de littérature et de musique gothique, pour l’éternité.