Enterrement d’une conscience
Cette nuit du dix novembre deux mille douze, entre minuit et trois heures du matin, les neurones de Barnabé Dugommeau décidèrent l’enterrement définitif de sa conscience.
Dans le monde des petites cellules grises, loin des convenances de notre société d’apparat, il n’y avait aucune place pour les chichis, les tergiversations et les faux semblants. C’était un univers binaire, où les pourpres et les gris représentaient chacun une vision de l’existence. Leurs controverses servaient, en théorie, à la décision.
Membre de la section socialiste du vingtième arrondissement de Paris, Barnabé Dugommeau militait depuis bientôt trente ans pour un changement de société. A ce titre, il avait sablé le champagne à chaque élection d’un président à la rose, dansé à la Bastille lors de la victoire de la gauche plurielle, pleuré de chaudes larmes quand son candidat favori avait piteusement quitté la route dès le premier tour. Cette année deux mille douze, loin des annonces fracassantes de fin du monde et d’extinction de l’espèce humaine, avait ramené son parti au pouvoir. De par la prime à l’ancienneté, Barnabé Dugommeau avait alors accepté de se présenter aux élections législatives, de briguer la députation, de passer de l’obscurité à la lumière. Le suffrage universel avait transformé l’essai en réussite.
Au sein du cortex cérébral se tenait la chambre mortuaire. On ne rigolait pas avec la tradition chez les neurones, surtout quand il s’agissait d’enterrer une conscience. Les pourpres avaient dressé le bûcher, jugeant que le cas de Barnabé Dugommeau méritait quand même une crémation. Les gris avaient trouvé la mesure excessive mais ils avaient fini par céder devant la forte argumentation de leurs contradicteurs.
Le chef des pourpres, un agité de la synapse plus bistre que rouge, se tenait sur un bout de méninge, au-dessus de la mêlée des autres cellules grises.
— Frères neurones, commença-t-il, nous sommes tous présents ici pour l’enterrement d’une conscience. Hier exceptionnel, cet évènement est devenu fréquent, surtout chez les pairs de Barnabé Dugommeau. Devant la gravité d’une telle situation, nous n’avons pu rester sans réaction. Le conseil neuronal a décidé, non sans des débats houleux, d’effacer jusqu’au dernier souvenir d’une conscience dans notre espace vital, le cerveau de Barnabé Dugommeau. Il en allait de notre survie.
— En quoi étions-nous menacés, en tant que communauté, par la fin de cette conscience ? Je pose la question parce que sans conscience, nous ne sommes plus vraiment des neurones cérébraux, demanda un membre des gris.
La question était d’importance. Le peuple des neurones ne s’arrêtait pas aux seules zones cérébrales mais avait conquis l’ensemble du système nerveux de Barnabé Dugommeau jusqu’à ses parties les plus intimes. Seulement, dans l’inconscient collectif, le nec plus ultra en matière de petites cellules grises se trouvait dans le cerveau, haut lieu de la réflexion, des actes volontaires et du raisonnement cartésien. Fiers de leur obédience élitiste, les neurones cérébraux se prenaient au sérieux et ne toléraient pas longtemps les écarts à la moyenne de Barnabé Dugommeau. Pour cette raison, et un millier d’autres, ils avaient souffert en silence quand Barnabé Dugommeau avait commencé sa conversion à la social-démocratie, au péril des principes élémentaires de la philosophie socialiste, la dernière étape vers le bonheur du genre humain.
Ce virage subtil avait démarré au lendemain de la défaite cinglante du fier camarade Lionel. Barnabé Dugommeau avait alors jugé, à l’instar des militants de sa génération, qu’il était temps de tourner la page, de revenir sur Terre et d’ouvrir les yeux. « Le monde vient de changer et notre premier dinosaure en a fait les frais. » avait déclaré son chef de section, un ancien professeur d’économie recyclé dans la culture des fleurs. De fil en aiguille, les bases du socialisme triomphant avaient laissé place à des termes économiques, à des indicateurs financiers. La notion de marché s’était invitée dans les discussions enflammées au bar du père Prosper, creusant encore plus le fossé entre la vieille garde des barbus à lunettes et la nomenklatura émergente des jeunes caciques à longue mèche.
Le chef des pourpres avait prévu la question. Comme tous les neurones présents, il la jugeait légitime.
— Frère gris, la réponse n’est jamais blanche ou noire, positive ou négative, bonne ou mauvaise. Nous avons été forcés de choisir entre perdre notre raison d’exister et notre statut d’élite neuronale. Sans conscience, nous ne valons pas mieux que nos cousins, ceux logés dans le foie ou dans les testicules.
— Alors pourquoi ce choix dégradant ?
— La conscience de Barnabé Dugommeau était moribonde. De ses fondamentaux basés sur l’humanisme, l’altruisme, la recherche du bien collectif, il ne restait que peau de chagrin. Ses bases ne se déclinaient plus dans des discours enflammés, des batailles sur le pavé parisien. De la rose glorieuse, il ne restait qu’un buisson décharné composé de mots creux, de phrases verbeuses et de formules prémâchées. C’en était devenu intolérable pour chacun de nous et collectivement. Le rejet s’annonçait, tel un divorce houleux entre deux amants naguère passionnés devenus des inconnus condamnés à partager le même lit malgré des différences de plus en plus marquées.
— Nous aurions pourtant pu laisser les restes de cette conscience paver notre jardin ?
— Non, frère gris. La mort de la conscience de Barnabé Dugommeau avait sonné les dernières heures de notre esprit collectiviste. Nous devions en effacer les traces, repartir de zéro.
Barnabé Dugommeau n’avait pas tranché autrement. « Les principes d’hier sont faits pour être balayés par les réalités d’aujourd’hui ! » déclarait-il aux jeunes attachés parlementaires quand ils venaient le féliciter de son fameux rapport sur les mesures d’austérité, de ses articles sur le bon élève Outre-Rhin, de ses prises de position au sujet des sans-papiers. Barnabé Dugommeau s’était réveillé mammifère au Crétacé Supérieur, mangeant les œufs des patauds dinosaures, s’adaptant aux changements de l’environnement. Son heure était venue. Il n’allait pas la laisser passer au prétexte d’une supposée conscience qu’il avait enterré depuis son élection à l’Assemblée Nationale.